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Voyage à bord du paquebot CORDILLERE entre Marseille et Singapour en décembre 1913

Série de lettres écrites par le Docteur Carbonell, médecin de la marine, à son fils Jean lors d'un voyage de Marseille en Extrême Orient vers Noel 1913


La Cordillere vers 1914 à Marseille

 

Paquebot La Cordillère (20 décembre 1913?)

Mon cher Jeannot,

Ta grand-mère a dû t'envoyer un album pour collectionner les timbres-poste. De chaque escale nouvelle, je t'adresserai quelques spécimens ; tu réserveras une page pour chaque pays : une page pour la France et les 2 ou 3 suivantes pour les colonies françaises, les pays de protectorat français et les postes françaises en pays étranger.

Par ce même courrier, j'envoie à maman 9 timbres de la poste française de Port-Saïd ; plus tard, elle recevra la collection complète des timbres égyptiens et celle du Soudan Egyptien que j'ai achetés à mon passage à Port-Saïd. J'espère que tes remerciements se traduiront par une application plus grande à ton travail. Je te recommande surtout de bien contenter ta maman pour ne pas augmenter son chagrin de voir ainsi dispersée notre petite famille.

Nous sommes arrivés à Port-Saïd vers 10h½. Toute la journée la mer est restée mauvaise et le vent a soufflé avec force. Aussi loin que portait le regard, on n'apercevait que la terre et l'eau. Le roulis était si accusé que des personnes sont tombes sur le pont ; une dame fait une chute, son mari se précipite pour la relever ; à peine debout, elle est abattue par un nouveau coup de roulis ; nouvel essai, nouvelle chute ; elle prend finalement le parti de rester assise par terre jusqu'à ce que l'amplitude des mouvements devenant moins grande, elle peut, appuyée sur son mari, faire les 2 ou 3 mètres qui la séparent de sa chaise longue. On riait beaucoup autour d'elle ; elle aussi d'ailleurs, car elle n'avait eu aucun mal. Quelques personnes allongées sur leur chaise longue furent promenées sur le pont.

La Cordillere roulant par grosse mer

Tu te demandes peut-être comment assiettes, verres, bouteilles, etc. pouvaient tenir sur la table. On prend 6 à 8 cordes de ½ travers de doigt d'épaisseur, on fait passer chaque corde dans une ouverture pratiquée sur des planchettes en bois qui ont juste la largeur de la table et on attache de chaque côté aux pieds de la table. Ainsi arrangé, cela ressemble fort à un violon. L'écartement des cordes est calculé sur les bords pour admettre juste une série d'assiettes, sur le milieu pou retenir verres et bouteilles ; les unes et les autres, ainsi bridés ne peuvent plus s'en aller au roulis.

A bord des bâtiments de guerre, on a une table spéciale formée de planches percées de nombreux petits trous. Cette table spéciale se pose sur la table ordinaire de façon telle que l'emboîtant, elle ne peut bouger. On possède une quantité de petits bâtonnets de dix centimètres environ de hauteur. Sur cette table dite table à roulis, on pose assiettes, verres etc. et tout autour, on plante dans les trous, les petits piquets. Plus rien ne peut tomber.

Les sièges autour de la table sont vissés au plancher ou amarrés à la table, qui elle-même a les pieds encastrés dans le sol. Voilà comment on peut tenir malgré le roulis. Mais il arrive souvent que le vin contenu dans le verre ou le bouillon contenu dans l'assiette se répand sur la nappe. Croyant verser dans son verre, on verse parfois à côté.

Enfin, nous voyons le phare de Damiette, nous approchons de Port-Saïd, la mer devient plus calme. Quelques malades reparaissent sur le pont ; le navire ne bougeant plus, ils sont guéris. Damiette est une ville d'Egypte ; en relisant l'histoire de Saint-Louis et la 7ème croisade, tu auras toutes les explications intéressantes qu'il serait trop long de te donner.

En mer, le navire se dirige au moyen de la boussole ; mais un danger le guette, la terre. Il faut donc que dans la nuit, il soit prévenu de loin qu'il approche d'une terre ; il faut aussi qu'il sache en quel point de la terre il arrive. Tout lui est indiqué par le phare. C'est une haute tour surmontée d'une lanterne dont les verres sont spéciaux, et qui est éclairée par une très puissante lampe. On les voit de très loin. On les reconnaît à la couleur de leur feu, à la façon dont ils brillent, constamment en tournant ou par éclats plus ou moins longs.

Nous avançons encore et le phare de Port-Saïd apparaît. Bientôt nous entrons dans le port. C'est un pilote qui est venu au-devant de nous qui conduit à une place déterminée notre navire. On jette l'ancre.

Port-Said - Les quais et le phare
A gauche du premier navire (des MM) on distingue les chalands de charbon

Six chalands (énormes embarcations plates) chargés de charbon accostent la "Cordillère, trois à bâbord et trois à tribord. Des torches brillent, éclairant les travailleurs. Ces travailleurs sont des arabes : certains remplissent de grands paniers de charbon, d'autres prennent ces paniers et, tout courant, vont les vider dans les soutes à charbon. En 5 heures, nous avons ainsi pris 500 tonnes de charbon sot 500 000 kilogrammes !! En le brûlant peu à peu dans la chaufferie, on réduira en vapeur l'eau contenue dans les chaudières, et cette vapeur ira dans la machine. L'hélice tournera et le navire marchera.

Le 19 à 8 heures du matin, nous levons l'ancre et, toujours conduit par le pilote, le navire s'engage dans le Canal de Suez. Tu sais qu'autrefois le continent Africain et le continent Asiatique étaient réunis par une étroite bande de terre appelée l'isthme de Suez. Un grand savant français, Ferdinand de Lesseps, coupa cette bande de terre ; il fit un canal d'une vingtaine de mètres de largeur, de 9 mètres de profondeur et fit communiquer la mer méditerranée avec les grands lacs et les lacs amers qui se trouvaient dans l'isthme, puis il fit, de la même façon, communiquer ces lacs avec la mer Rouge. Il construisit ainsi le Canal de Suez qui va de Port-Saïd à Suez.

Au lieu d'être obligés de faire le tour de l'Afrique, de passer par le cap de Bonne Espérance, les navires qui vont aux Indes, en Chine, au Japon ou dans les îles de l'Océanie passent maintenant par ce canal.

Cela permet d'arriver beaucoup plus vite et de dépenser moins bien qu'il faille payer une forte somme pour user du canal. Chaque bateau paye 6 francs par tonne de jauge et 10 francs par passager. Le passage d'un navire comme la "Cordillère" coûte vingt cinq mille francs chaque fois.

Actuellement la plus grande partie du canal a été élargie de façon telle que deux navires peuvent se croiser à condition que l'un d'eux s'amarre le long d'une rive. La vitesse de chaque navire ne doit pas être supérieure à 10 kilomètres à l'heure ; on évite ainsi de détériorer les bords du canal car un bateau qui marche très vite produit un remous capable de faire monter l'eau le long des berges et d'entraîner ainsi vers le fond les sables du rivage.

Croisement de navires dans le Canal de Suez.
La photo est prise depuis l'aileron de passerelle
d'un navire des MM amarré dans une "gare"

A chaque instant nous trouvons des dragues travaillant à enlever le sable que le vent apporte sans cesse et qui finirait par combler le canal. Dans le voisinage d chaque drague, un petit campement pour les arables employés. Ne crois point qu'il y a des maisons ; ce sont des tentes s'élevant à peine au-dessus du sol et faites d'une toile grossière et très usagée. Les ouvriers sont vêtus de longues robes aux couleurs éclatantes et coiffés du turban. Mais ces robes sont sales et déchirées. On a établi de petites lignes de chemin de fer partant de la drague ; sur ces lignes circulent de petits wagonnets poussés par les arabes ou tirés par de pauvres chevaux maigres et décharnés. On porte le sable retiré du canal aussi loin que possible pour éviter de former sur les berges des monticules que le vent aurait tôt fait de pousser dans la mer. Quelquefois le sable est emporté dans de grandes caisses dont on charge des chameaux. Nous avons vu quelques uns de ces convois. Sur le passage du bateau, on rencontre aussi des troupes d'enfants qui suivent à la course en demandant des sous.

La rive africaine du Canal est arrosée par un canal d'eau douce qui fut construit à l'origine des travaux pour alimenter en eau de consommation les ouvriers. Ce canal d'eau douce va d'un barrage établi sur le Nil, jusqu'à Suez. Grâce à l'eau qu'il apporte on a pu fertiliser toute cette rive qui, aujourd'hui est couverte d'une abondante végétation. La rive asiatique est un vrai désert où on n'aperçoit que du sable. Toute la journée, on navigue à faible allure et le soir vers 10h on arrive à Suez après avoir traversé les grands lacs, les lacs amers et une dernière fraction du canal. Nous laissons le pilote et nous remettons en route à grande vitesse. Nous sommes dans le golfe de Suez qui va nous conduire enfin dans la mer rouge.

Si tu trouves trop sérieuses mes lettres, mon cher Jeannot, n'hésite point à me le dire. Moi je te fais faire mon voyage en te disant seulement ce que je crois devoir t'intéresser. Tu garderas mes lettres pour Lily. De ton côté, raconte moi ce que tu fais, comment tu as passé ton congé de la Noël. Sois sage obéissant et travailleur.

Je t'embrasse bien fort.

Paquebot La Cordillère (30 décembre 1913?)

Je ne me rappelle plus très exactement, mon petit Jeannot, où j'en étais resté du récit de mon voyage. Cela n'a pas une bien grande importance, car il est très monotone jusqu'à maintenant et peut-être peu intéressant pour toi.

En sortant du Canal, on s'est engagés dans le golfe de Suez qui forme avec le golfe de Akaba deux prolongements de la mer Rouge. Le golfe de Suez est assez étroit pour que durant toute le traversée, on ne perde pas de vue les côtes d'Asie et d'Afrique, toutes deux fort élevées, surtout la première. Bientôt nous passons en une pointe d'où l'on aperçoit le mont Sinaï enveloppé de brumes.

Nous voici dans la mer Rouge. Peu à peu la côte parait s'éloigner, décroître ; bientôt ce n'est plus qu'une ligne brune, tout là-bas à l'horizon ; puis c'est un nuage, puis plus rien. On ne voit plus que le ciel et l'eau et cela sera ainsi jusqu'aux approches de Perim (île anglaise qui sépare la mer Rouge du golfe d'Aden). Cependant, le premier jour, on a aperçu quelques petites île rocheuses, mais si petites qu'on ne les a eues en vue que fort peu de temps.

Perim et le détroit de Bab el Mandeb

Enfin voilà l'île de Perim. Nous passons entre elle et la côte africaine et bientôt nous pénétrons dans la baie de Tadjoura, petit golfe d'Afrique, sur les bords duquel on a construit la ville de Djibouti. Ta maman te donnera à ton prochain congé la collection des timbres de Djibouti. Elle est fort intéressante. Djibouti est le chef-lieu d'une colonie française du Somaliland. Il y a 20 ans, il n'y avait là que deux ou trois maisons européennes et un misérable village nègre, le siège du gouvernement était à Obock. Depuis on a commencé une voie ferrée qui partant de Djibouti doit aboutir à Addis-Abeba, capital du grand royaume d'Abyssinie que gouverne un Négus (roi). Ce chemin de fer a déjà 500 kilomètres de long ; il apport à Djibouti des marchandises (peaux e bœufs et de moutons, moutons, café, écorces d'arbres, etc.) pour les embarquer à destination de l'Europe.

Cela a créé un grand centre d'affaires ; des négociants sont venus se fixer là. On a construit une ville. Comme il n'y a point de pierres dans ce pays et qu'il en faut pour bâtir les maisons, les somalis (nom des nègres de ce pays) vont les pêcher dans la mer. Ils longent et chaque fois rapportent à la surface une énorme pierre madréporique (cherche ce mot dans ton dictionnaire). Quand ils ont rempli leur bateau, ils rentrent à terre et vendent ces madrépores. On les utilise pour toutes les constructions, même pour les digues.

A Djibouti on a créé ainsi un superbe quartier européen ; on a planté de magnifiques avenues de palmiers et de très beaux jardins. La ville est en pleine prospérité. Le village somali est intéressant à visiter. C'est une réunion de cases disposées avec ordre de façon à former des rues portant chacune un numéro. Chaque case est faite de quelques vieilles planches supportant quelques toiles reliées souvent par des fragments de boites de conserve. On fait la cuisine dans la rue ; on s'assoit sur ses talons ; on mange avec ses doigts.

A Djibouti arrivent tous les jours des caravanes de chameaux portant du bois, des denrées alimentaires. Les nègres de ce pays sont d'excellents nageurs ; ils passent plusieurs heures à nager le long du bord en criant " oh oh, à la mer, un sou ! " On leur jette de petites pièces de monnaie ; ils plongent sur place et ont vite fait de rattraper le sou qui descend dans l'eau. Ils remontent à la surface, montrent la pièce et l'introduisent dans leur bouche. C'est un vrai porte-monnaie que leur bouche ; ils y mettent 20, 30 pièces de cinq centimes et malgré cela ils peuvent parler et crier sans la moindre gêne.

Les enfants de Djibouti

Nous avons quitté Djibouti le 23 décembre vers 11 h du soir pour entrer dans le golfe d'Aden que nous suivrons jusqu'au cap Gardafui. Le 24 un père missionnaire a dit la messe de minuit dans le salon de musique tout spécialement aménagé pour la circonstance. Avant la m esse, on a représenté le mystère de la Nativité : la naissance, l'adoration des bergers, l'adoration des rois mages. C'était fort bien réussi. Pendant la messe, on a chanté des Noëls. Il y avait 19 prêtres. Après on a gaiement réveillonné et chacun est rentré satisfait, se coucher.

Depuis, nous naviguons dans l'Océan Indien. Une malencontreuse avarie de machine nous a obligés à stopper. Tu sais que l'Océan Indien est très profond : 1000, 1500, 2000 mètres. Il n'était donc pas possible de jeter l'ancre. On s'est donc abandonnés au gré du vent et de la houle, etc. pendant 8 à 9 heures, on a fortement roulé.

Quelques matelots du bord ont profité du répit que cela leur donnait pour pêcher le requin ; on en voyait déjà quelques-uns le long du bord, prêts à dévore quiconque serait tombé à l'eau. Les matelots ont donc pris un énorme hameçon gros comme mon petit doigt ; ils l'ont enveloppé dans un gros morceau de viande. Cet hameçon était fixé à une chaîne en fer et cette chaîne de 2 mètres de long, à une corde très solide grosse comme ton poignet. L'extrémité de la corde fut fixée aux bastingages et l'hameçon jeté à la mer. Un des requins plus gourmand que les autres se précipite sur la viande qu'il avale d'une traite ; mais quand il veut partir, l'hameçon s'enfonce dans son gosier ; ses dents ne peuvent entamer la chine qui retient le maudit hameçon. Le gourmand est pris. Il reste à le hisser à bord. Plusieurs homme tirent sur la corde. L'énorme poisson (il a 1m50) sort de l'eau. Un matelot lui jette un nœud coulant qui emprisonne la queue dont un coup suffirait pour casser des jambes. Fixé par la tête (hameçon) fixé par la queue (nœud coulant) le poisson n'est plus dangereux. On en profite pour le tuer. Armé d'une grosse hache, un homme sectionne la queue puis la tête et on dépèce ensuite l'animal. Quelques chinois se sont emparés des ailerons (nageoires) dont ils feront un bon potage. Le requin n'est pas comestible.

Dans la mer Rouge et dans l'Océan Indien nous avons rencontré et nous rencontrons fréquemment des poissons volants. Je t'ai expliqué autrefois ce que c'était, je n'y reviens donc pas. Des avaries de machines ont retardé à plusieurs reprises la marche de notre navire ; nous avons un grand retard sur l'horaire prévu. Aujourd'hui seulement nous avons franchi le détroit de 9 degrés qui sépare le groupe des îles Maldives du groupe des îles Laquedives.

Nous arriverons demain soir à Colombo. Garde précieusement le timbre de ma lettre pour le mettre dans ton album. J'enverrai la collection à ta maman. J'ai hâte mon petit Jeannot de recevoir une lettre de toi. J'espère que tu m'écriras fréquemment et longuement. Il faudra me dire ce que tu fais, si tes notes sont bonnes, tes places dans les compositions et surtout si tu fais des progrès. C'est cela surtout qui est indispensable. Tu es un bon petit garçon et je pense que maintenant que je ne suis plus là pour m'occuper de toi tu voudras montrer que tu es un petit homme qui a la volonté de bien faire et de réussir. Il ne faut pas faire de peine à ta maman ; elle a déjà beaucoup de soucis.

Travaille mon jeannot.

Je t'embrasse bien fort.

Paquebot La Cordillère (1er janvier 1914?)

Mon cher Jeannot

C'est aujourd'hui 1er janvier. C'est la deuxième fois depuis ta naissance que je ne suis pas au milieu de vous pour fêter le renouvellement de l'année. C'est l'époque où les petits enfants sages comblés par le petit Jésus, reçoivent encore de leurs parents, les cadeaux qui font leur joie et qui les récompensent de leur travail, de leur application durant l'année qui vient de s'écouler. Si tu as continué à avoir de bonnes places aux compositions, si tu as satisfait tes maîtres, le petit Jésus ne l'aura certainement pas oublié et ta mère t'aura donné de belles choses. Pour mon compte je m'occupe toujours d'augmenter ta collection de timbres-poste. j'en ai acheté depuis mon départ de Marseille de fort jolis. Ceux que j'envoie à Mazères par ce courrier sont les uns du Soudan égyptien, les autres de la colonie anglaise de Ceylan.

Celui ou ceux qui seront sur l'enveloppe de cette lettre sont de la ville anglaise de Singapoor. Garde-les pour le remettre à maman. Mon voyage se continue et peu à peu j'arrive au terme car voilà 21 jours que je suis en route. Durant la traversée de l'Océan Indien, la mer a été toujours houleuse et beaucoup de passagers en proie au mal de mer sont restés dans leur cabine respective.

Le 29 décembre, on apercevait de nouveau la terre que l'on avait complètement perdue de vue depuis le 25. On passe entre les archipels des Maldives et des Laquedives et le 30 vers minuit on entre dans le port de Colombo, ville importante située sur la côte ouest de l'île de Ceylan. Cette île est une des plus belles du monde, la végétation y est merveilleuse : palmiers, lataniers, cocotiers, manguiers, bananiers, etc. etc. y poussent à foison. D'immenses champs de cannelle couvrent la terre. Quand on approche de l'île, le soir, on perçoit un délicieux parfum venant de terre.

Les habitants de Ceylan sont de race Cinghalaise ; ils sont noirs ou assez fortement teintés de noir ; ils vivent dans de petites cases ressemblant à nos maisons sauf qu'elles sont généralement sans étages et qu'il y a une vérandah pour protéger les habitants contre la chaleur et les rayons du soleil. Cinghalais et Cinghalaises s'habillent d'une pièce d'étoffe non cousue qu'ils s'enroulent autour de reins et laissent tomber jusqu'à leurs pieds. On dirait une robe très étroite ; pour couvrir le buste, les uns mettent un veston, les autres un tricot, les femmes mettent toutes une camisole généralement blanche. La chemise est inconnue. Beaucoup d'hommes ont le torse nu ; certains portent sur la tête un peigne, en forme de fer à cheval ; ils le placent comme une couronne, la partie ouverte en avant. Tous ou à peu près marchent pieds nus.

C'est ici que l'on rencontre les premiers pousse-pousse. Le pousse-pousse est une voiturette à une ou deux places, à capotage mobile ; elle est montée sur deux roues et est traînée par un homme qui va toujours courant. Tu as du voir un pousse-pousse en écaille dans la vitrine du salon ; Je l'ai rapporté d'un précédent voyage. A Colombo, on trouve aussi un tout petit bœuf à peine un peu plus haut que toi. On l'attelle et il court comme un cheval. On l'appelle si je ne me trompe Zébu.

Colombo - pousse pousse et zébu

 

On trouve aussi partout en rade et dans les rues, de gros oiseaux noirs, des corneilles qui se précipitent sur toutes les saletés abandonnées dans les rues et les mangent. Elles assurent ainsi la propreté de l'île. Je m'arrête mon petit jean, car je suis fatigué par une longue journée de chaleur venant après plusieurs autres. Ici il fait actuellement plus chaud qu'à toulon u mois d'août !!

As-tu écrit à ta grand-mère, à tes tantes ? Ecris-tu régulièrement à ta maman. Sois bien gentil pour tout le monde, plus particulièrement pour ta maman qui t'aime beaucoup. Travaille bien surtout et reste toujours bien élevé.

Je t'embrasse bien tendrement.

Paquebot La Cordillère (5 janvier 1914 ?)

Le 5 vers 9 heures, on arrive à Singapour, on a donc mis plus de un jour ½ pour franchir le détroit. Singapour est une ville anglaise, dont le port est très important. Tous les paquebots français y font escale pour y prendre du charbon qui est moins cher qu'à Saïgon. A Singapour on laisse les passagers à destination de Sumatra, Java et Bornéo et aussi bien entendu ceux qui se rendent dans la presq'île de Malacca.

Singapour - embarquement du charbon à bord
d'un navire des Messageries Maritimes

 

Singapour est une ville peuplée presqu'entièrement de chinois. On n'y voit point ou presque point de malais. La partie habitée par les européens est fort belle et contient d'admirables jardins. Nous retrouvons ici le pousse-pousse, la voiture à bœufs trotteurs.

Les magasins chinois ouvrent sur la rue, non par une porte et des fenêtres mais par une immense baie aussi large et aussi haute que le magasin lui-même, de telle sorte que du dehors, on voit tout ce qui se passe à l'intérieur. L'avantage de cette disposition est de donner plus de fraîcheur à l'habitation. En me promenant, j'ai rencontré des coiffeurs qui opéraient sur le trottoir ; des cusiniers ambulants portant sur l'épaule aux extrémités d'un fort bambou un fourneau allumé et un grand panier de victuailles. Ils s'arrêtent au gré du client, lui servent ou lui préparent le plat demandé. Le client s'accroupit sur ses talons, au bord d'un trottoir et mange aussi commodément que chez lui. Il paie et chacun file de son côté. Les chinois n'ont ni cuillère ni fourchette mais 2 petites baguettes qu'il manient avec une grande dextérité et avec lesquelles ils prennent dans le plat et portent à leur bouche les aliments.

J'arrête ici ma lettre mon petit Jean, je te renouvelle mes félicitations pour ton travail et pour tes places aux compositions. Ecris-moi comme un gand garçon.

Je t'embrasse.