Le choléra à bord du PEI-HO (II), en mai-juin 1916

D'après le journal de marche et d'opérations du 13ème Bataillon de Tirailleurs Indochinois

Le terrible document transcrit ci-dessous provient du Journal de Marches et d'Opérations (JMO) du 13ème bataillon de Tirailleurs Indochinois, conservé dans les Archives du SHAT à Vincennes, et accessible sur Internet à cette adresse: http://www.memoiredeshommes.sga.defense.gouv.fr/jmo/img-viewer/26_N_874_012/viewer.html . Il a été rédigé par l'officier commandant le Bataillon, le capitaine BERGER, qui portait pendant le transport sur le PEI HO le titre de "Commandant d'Armes".

Le bataillon s'était constitué à Nam Dinh (Tonkin) entre janvier et mars 1916. Le 29 mars, le régiment, composé alors de 1066 hommes (1023 soldats et sous officiers indigènes, encadrés par 43 officiers et sous-officiers européens) embarque à Haiphong sur le paquebot AMAZONE des Messageries Maritimes. Le lendemain, un décès par choléra se produit à bord, et le Bataillon, débarqué à Saigon, se retrouve consigné à la caserne d'artillerie de cette ville. Il y reste du 3 au 18 avril, 13 jours après le dernier décès par le choléra, survenu le 5 avril. Le lendemain, le Bataillon, rejoint par 1268 ouvriers indigènes partis travailler dans les usines françaises, embarquent sur le PEI HO pour une épouvantable voyage, qui va durer presque trois mois...

19 avril 1916
L’état sanitaire étant devenu passable, le Bataillon, après avoir laissé à l’hôpital de Saigon 1 européen et 33 indigènes, s’embarque sur le PEI HO

20 avril 1916
Sur le même paquebot s’embarquent le lendemain au Cap St jacques 1268 ouvriers indigènes constitués en 8 groupes
Dès le 1er jour du voyage, il a été manifeste que l’effectif embarqué était beaucoup trop considérable. Les tirailleurs logés dans les faux-ponts 1 et 2 étaient assez bien, mais les faux ponts 3 et 4 et le spardeck arrière occupés par les ouvriers sont beaucoup moins habitables. La température à proximité de la chambre des machines est de 40° au moins, le spardeck est obscur, ce qui rend la surveillance très difficile pour ne pas dire impossible. Enfin, le pont arrière, déjà exigu, est encombré d’une part par le bétail sur pied, de l’autre par les cuisines et les latrines ce qui empêche les ouvriers de monter sur le faux-pont pour respirer. 200 hommes environ sur 1200 pouvaient trouver place successivement sur la dunette arrière et sur les panneaux.
Cuisines
 : sont placées sur le pont arrière à bâbord. Elles occupent la plus grande partie de l’espace libre, et sont, malgré ça, beaucoup trop petites. La distribution des aliments est longue et difficile ; les marmites, au nombre de 5 pour le riz et 2 pour la viande, ne permettent pas de faire cuire en une seule fois toute la quantité nécessaire. Ce riz est le plus souvent mal cuit, tantôt brûlé, tantôt insuffisamment cuit. De plus, les marmites en fonte sont fragiles. Au bout de 3 ou  4 jours, 2 étaient cassées et inutilisables. On a du les remplacer à Colombo. Entre Colombo et Suez, 3 autres se sont cassées. Pendant la majeure partie du voyage, il a fallu assurer la cuisson avec 3 ou même 2 marmites seulement, aussi la distribution n’était terminée le plus souvent qu’à 14 heures pour le repas du matin, et quelquefois à 22 heures le soir.
Latrines : Nombre de places tout à fait insuffisant pour l’effectif. Pendant les 1ères heures de la journée, les hommes se pressaient aux abords et plusieurs ne pouvant pénétrer faisaient leurs ordures à l’extérieur ou dans les faux ponts. D’autres se postaient sur le bordage arrière malgré la défense, et quelques chutes à la mer peuvent être attribuées à ce manque de place.
Locaux d’infirmerie : Placés sur le château arrière à bâbord et tribord, ils sont également de dimensions beaucoup trop restreintes. Le nombre de places disponibles (22) ne paraît pas en rapport avec l’effectif (2000). Le nombre de places aurait dû être au minimum de 50. (extrait du rapport n°110 du 2 juin 1916, du capitaine Berger, commandant d’armes à bord du PEI HO)
La poupe du PEI HO, montrant l'exiguité des locaux des cuisines et latrines

30 avril 1916
Quelques heures avant l’arrivée à Colombo, un cas de choléra s’est déclaré parmi les tirailleurs logés dans le faux-pont 2. Le tirailleur est mort le même jour trois heures après l’arrivée en rade. Le paquebot est aussitôt mis en quarantaine stricte.

1er mai 1916
Un ouvrier étant décédé des suites de dysenterie suspecte, des mesures d’hygiène très sévères ont été prises tant pour la propreté des locaux que celle des hommes, tout spécialement des indigènes.

3 mai 1916
Départ de Colombo à 16 heures

Du 4 mai au 2 juin 1916
Pendant les jours qui ont suivi le départ de Colombo, quelques cas isolés de choléra, suivis de décès, se sont produits : 1 le 4 mai, 1 le 5 mai, 2 le 6 mai, 1 le 8 mai, 1 le 13 mai, 1 le 14 mai, 1 le 6 mai. Ce n’est que le 17 mai que l’épidémie a pris un caractère grave. Il s’est produit 4 décès ce jour là. Nous venions de subir 2 jours de grosse chaleur en Mer Rouge

 

Le 18 mai à 6 heures, le PEI_HO arrivait en rade de Suez. A ce moment, la situation devenait inquiétante : 4 décès le 18 mai, 4 le 19, de nombreux malades en traitement. Impossible de les loger tous dans les locaux d’isolement. 6 cadavres ne pouvant être immergés en rade sont restés 24 heures à bord, avant d’être enlevés malgré mes protestations et celles du commandant du PEI_HO. Ce n’est que le 19 au soir que la chaloupe des Messageries, accompagnée d’un fonctionnaire de la Santé est venue les chercher. Encore a-t-il fallu les transporter dans une embarcation du bord à la remorque et j’ai dû fournier une corvée de tirailleurs pour l’enfouissement. Ces tirailleurs n’ont d’ailleurs pas été autorisés à prendre place dans la chaloupe et ont dû monter dans l’embarcation qui transportait les cadavres malgré le danger, car la mer était forte.
Pendant toute la journée du 18, l’Agent des Messageries à Suez et le Consul de France  sont venus à diverses reprises le long du bord pour se mettre au courant de la situation. Ils ont multiplié les démarches auprès des Autorités pour que des mesures immédiates soient prises. A la suite de ces démarches, l’inspecteur Général du service Quarantenaire (1 médecin français) est arrivé d’Alexandrie, et est monté à bord avec le Directeur du même service à Suez. Ils ont visité le bateau et les malades et ont conféré avec le commandant du Pei Ho et avec moi. J’ai insisté pour qu’une solution intervienne rapidement. Le nombre de cas de choléra augmentait toujours et la situation devenait intolérable et dangereuse pour tous.
Diverses solutions ont été envisagées. L’autorité militaire anglaise s’est opposée fermement, paraît-il à laisser passer par le Canal par crainte de contamination des eaux où se baignent les troupes campées aux abords. Elle n’a pas davantage accepté le débarquement des malades à l’hôpital de Suez. Le Lazaret de la Fontaine de Moïse, situé à proximité de Suez est occupé par les troupes anglaises. Il a même été question de nous renvoyer à Souakin (ancien port situé à 60 km au sud de Port Soudan).
Enfin, le 20 dans l’après midi, le commandant du PEI_HO a reçu l’ordre d’appareiller pour se rendre au Lazaret de Tor (Egypte) (aujourd’hui El Tor, dans le Sinai), d’y débarquer les malades d’abord, les troupes ensuite et d’attendre les ordres.
Départ du PEI_HO le 20 mai à 20 heures.
Pendant le stationnement en rade de Suez, deux cholériques en traitement se sont jetés volontairement à la mer, en trompant la surveillance dont ils étaient l’objet. L’un d’eux a coulé à pic, l’autre, repêché quelques instants après, n’a pu être ramené à la vie.
Arrivée en rade de Tor le 21 mai à 9 heures.

Le Golfe de Suez et le Lazaret d'El Tor, à 200 km au sud de Suez
photo Google Earth

 

Le lazaret de Tor est situé dans le golfe de Suez, à 120 milles environ au sud de cette ville, sur la côte d’Asie. C’est un très vaste établissement, destiné à la quarantaine des pèlerins revenant de la Mecque . Il est construit sur une immense plage de sable. Le climat est très sain et très sec, la chaleur, assez élevée dans la journée, est tempérée par de fortes brises de Nord qui soufflent continuellement.

L’établissement comprend :
1° 3 grandes salles de désinfection contenant chacune deux étuves à vapeur et une étuve à formol
2° un hôpital ordinaire, composé de 4 pavillons
3° un vaste hôpital à isolement pour les contagieux, avec plusieurs pavillons indépendants
4° un laboratoire de bactériologie, une pharmacie, etc…
5° enfin, de très vastes sections ‘isolement pour les non-malades.

Tous ces locaux sont isolés les uns des autres par de vastes espaces libres et entourés par des grillages très élevés. Le tout est abondamment pourvu d’eau, éclairé à l’électricité, relié par le téléphone. Le service du bord à terre et le débarquement sont assurés par une chaloupe à vapeur et des chalands.
La rade est peu protégée et la mer très dure.
Une partie des sections d’isolement est occupée par un détachement de troupes anglaises (environ 400 sikhs). Prévenus de notre arrivée, ils se sont retirés à l’extrémité du camp.
Le Lazaret de Tor n’avait pas été ouvert depuis deux ans. Un officier d’administration anglais est chargé de la garde, il est assisté d’un personnel très réduit, composé d’arabes.
A l’arrivée du PEI_HO, le gardien du Lazaret est venu à bord, et le débarquement des malades a commencé aussitôt.  37 cholériques ont été débarqués vers 12 heures, et transportés par un  Decauville à l’hôpital d’isolement. Les médecins du bord aidés par les infirmiers et des soldats européens de bonne volonté ont installé les malades aussi bien que possible. Plusieurs étaient mourants. 4 sont morts avant d’arriver  à l’hôpital.

Plan du Lazaret d'El Tor en 1892. les bâtiments en dur ne sont pas encore construits (1)

Le lendemain, 22 mai, le Directeur du Lazaret est arrivé à Tor, accompagné de 2 médecins, dont un bactériologiste, du personnel indigène, du matériel et des vivres, qu’il s’tait procuré hâtivement à Suez. Le débarquement de ce matériel et des vivres, en particulier du bétail sur pied, a pris toute la journée et ce n’est que le 23 au matin que le débarquement des troupes a pu commencer.

Au débarcadère, tous les hommes sont conduits à l’Etablissement de désinfection. Pendant que les effets passent à l’étuve, les hommes complètement nus passent à la douche, puis, munis d’une robe arabe, ils attendent que les effets soient rendus. Ils sont alors conduits dasn les sections d’isolement.
Chaque section d’isolement comprend 8 grands bâtiments dont chacun abrite facilement 120 hommes, les locaux sont éclairés à l’électricité, l’eau est abondante, les hommes couchent suir des bas-flancs en bois.
Le débarquement et la désinfection ont duré 3 jours. Le 25 mai au soir, tout le monde était à terre et logé. Les sous officiers européens sont dans les sections d’isolement avec leurs hommes mais dans des locaux séparés. Les officiers sont logés dans un pavillon confortable de l’hôpital.

Nourriture :
La nourriture est assurée par le service quarantenaire, qui a apporté cet effet des vivres de Suez, le pays n’offrant aucune ressource. J’ai communiqué au directeur la composition des rations conformes au contrat passé avec la Compagnie des Messageries. Les tirailleurs et ouvriers touchent 0kg800 de riz et 0k400 de viande fraîche la cuisson est faite par un entrepreneur.
Les européens sont nourris également à terre. D’assez grosses difficultés se sont élevées au début, la quantité d’aliments étant insuffisante. Grâce à la bonne volonté du directeur et à mes instances, tout est en voie d’arrangement.

Situation sanitaire : La situation est actuellement la suivante à la date d’aujourd’hui :

Au 13ème bataillon de Tirailleurs Indochinois 
Nombre de décès de tirailleurs depuis le départ de Saigon : 
9
Dont 7 décès de choléra
Parmi les groupes d’ouvriers :
Nombre de décès depuis le départ de Saigon :  
       90
Dont 73 par le choléra
    __
Total des décès d’Indochinois :           
99

 

 

 

 

 


1 sergent européen du 13ème Bataillon, le sergent VOYARD Jean Marie Adolphe n° matricule 10829 est décédé à l’hôpital de Tor le 28 mai des suites d’une « dysenterie cachexie palustre »
(Extrait du rapport n°110 du 2 juin 1916 du capitaine Berger, comdt d’armes à bord du PEI_HO)

12 juin 1916
Le détachement débarqué du PEI_HO est toujours en quarantaine à Tor (Egypte). Un cas de choléra s’ étant encore produit, le 6 juin, parmi les non-malades, la quarantaine sera prolongée jusqu’au 19 juin (soit 12 jours après le dernier cas) a la condition qu’il ne se produise pas d’autre cas d’ici-là .
La situation sanitaire s’est cependant améliorée. Du 2 au 12 juin inclus il s’est produit seulement 17 décès nouveaux, dont 12 par choléra.
Le total des décès à ce jour depuis le départ de Saigon est le suivant

Parmi les Tirailleurs du 13ème bataillon :    12
Dont 7 par choléra  
Parmi les ouvriers :  104
Dont 85 par choléra   ___
Total des indigènes décédés :   116

 

 

 

 

Du 19 avril au 12 juin inclus
A la date d’aujourd’hui, il y a en traitement aux hôpitaux de Tor :

Malades contagieux (cholériques ou suspects ) : 
65
Malades ordinaires (non contagieux)     
85
En observation (porteurs de germes cholériques)  
76
Total : 
226

 

 

 

Le 2ème examen bactériologique terminé aujourd’hui sur les malades contagieux et les porteurs de germes a donné des résultats très satisfaisants. Il n’a plus été trouvé qu’unseul porteur de germes
(Extrait du rapport n°116 du capitaine Berger, comdt d’armes à bord du PEI_HO en date du 12 juin 1916)

18 juin 1916
Le détachement composé du 13ème Bataillon Indochinois et d’ouvriers non spécialistes dont j’ai le commandement s’est rembarqué sur le PEI_HO, le 18 juin, après la quarantaine terminée au Lazaret de Tor.
Depuis le 13 juin, date de l’envoi de mon dernier rapport n°116, il s’est produit au Lazaret 2 nouveaux décès d’indigènes, ce qui porte le total des décèdés depuis le départ de Saigon à 119, soit :

13ème bataillon Indochinois  
sergent européen : Sergent VOYARD 
1
Tirailleurs         12
Dont 7 du choléra  
Parmi les groupes d’ouvriers 
  106
Dont 85  du choléra  

 

 

 



127 indigènes malades ont été laissés au Lazaret de Tor en traitement, parmi lesquels 65 convalescents du choléra.
Le Directeur du Lazaret de Tor a proposé au président du service quarantenaire d’Egypte de demander au gouvernement français le renvoi de ces indigènes dans leur pays, estimant que leur état de santé les rend incapables de rendre des services en France.
D’accord avec le Ministre plénipotentiaire de France au Caire, j’ai laissé à Tor, avec ces malades le Maréchal des Logis CHABRE, Henri, comme chef de détachement.
Le canonnier ABRAHAM Jean marie comme interprète d’annamite.
L’effectif rembarqué à bord du PEI_HO est le suivant :

Européens :  Officiers        9
s/officiers   33
Soldats et cannoniers  19
 
 Total : 
61
Indigènes :  13ème bataillon s/officiers et Tirailleurs  957
groupes d’ouvriers  1044
 
Total :
2001

 

 

 

 


(Extrait du rapport n°120 du 19 juin 1916 du capitaine Berger, comdt d’armes à bord du PEI_HO)

29-30 juin 1916 Arrivée en rade de Bizerte
Une commission sanitaire s’est rendue à bord le 30 juin et a passé une visite complète des passagers.
Le directeur du Service de Santé a décidé que le navire resterait en observation en rade de Bizerte pendant 6 jours à compter du 30 juin avant d’être autorisé à continuer vers Marseille.
Depuis le 6 juin, il n’y a pas eu de cas de choléra, par contre le béri-béri a fait son apparition et a causé quelques décès. Il y a aussi de nombreux cas d’oreillons.
Pendant la traversée de Port Said à Bizerte, il s’est produit 10 nouveaux décès d’indigènes dont 1 tirailleurs et 9 ouvriers. 7 de ces décès sont dus au béri-béri.
Du 30 juin au 6 juillet inclus, il a été débarqué 165 malades, qui ont été hospitalisés à l’hôpital maritime de Sidi Abdallah.
La plupart de ces malades sont atteints d’oreillons ou de béri-béri.
Dans le but d’enrayer le développement du béri-béri, le riz a été remplacé par du pain dans l’alimentation des indigènes depuis l’arrivée à Bizerte. De légumes frais sont également distribués.

Le total des décès depuis le départ de Saigon s’élève maintenant à 129, dont 1 européen et 13 tirailleurs.
(Extrait du rapport n°131 du 6 juillet 1916 du capitaine Berger, comdt d’armes à bord du PEI_HO)

6 juillet 1916 Départ de Bizerte

9 juillet 1916 Arrivée à Marseille

10 juillet 1916 Débarquement à Marseille

Notes:
(1)le centenaire de la découverte du vibrion El Tor (1905) Claude CHASTEL-HISTOIRE DES SCIENCES MÉDICALES - TOME XLI - № 1 - 2007 p.71-82

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© Philippe RAMONA 19 juillet 2011