Voyage de Marseille à Madagascar, à bord du POLYNESIEN et de l' AVA en septembre 1895
 

Journal de Raphael Dumand, infirmier du corps expéditionnaire.

 

Raphael Dumand né le 1° Mars 1873 à Sequehart (AIisne) fut pâtissier à Denain. Il est venu s'y installer en 1898 et y vécu presque centenaire jusqu'au 10 mars 1972. Monsieur Dumand a été pendant longtemps le dernier survivant de soldats ayant pris part à la campagne de Madagascar. En 1895, Incorporé alors au 72° de Ligne à Amiens. Il s'était alors porté volontaire et embarqua le 3 septembre de cette année là à Marseille, à destination de L'Île, à bord du POLYNESIEN.

Débarqué à Majunga, Il rejoignit un corps expéditionnaire cruellement éprouvé par le climat et les épidémies. En qualité d'infirmier, il eut à se dévouer envers ses camarades dans des conditions pénibles et jusqu'à la limite de ses forces. C'est malade à son tour qu'on devait le rapatrier 4 mois plus tard. …/…Chevalier de l''ordre de l'étoile d'Anjouan, titulaire de la médaille commémorative de Madagascar, de la médaille interalliée, de la médaille des évadés, Pierre Dumand, été décoré de la médaille militaire.

Le récit commence à Marseille et décrit de manière détaillée le voyage jusqu'à Majunga. Le texte original a été respecté hormis quelques fautes d'orthographe corrigées. Quelques passages visiblement rajoutés après et provenant de sources imprimées ont été supprimés pour alléger le texte.

 

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Le lundi 2 septembre 1895 On nous conduit à la caserne des incurables affectée aux troupes coloniales de passage, nous nous installons dans ce vieil immeuble aux noms innombrables inscrits sur les murs ou gravés dans la pierre. On croirait que tous ces inconnus ont voulu remémorer leur passage, en cas de non-retour. Le gardien a du travail car un détachement de 400 marsouins sont avec nous. Curieux mélange de sujets aux caractères différents ; ils font leur toilette et leur lessive. On y remarque de jolis gars, de vrais athlétes, gais et gouailleurs, des types biens décidés, rien de comparable à la mentalité de l'armée métropolitaine. Apres- midi, quartier libre : on visite Marseille, on envoie ses dernières lettres, on voulait se faire photographier mais on n'y est pas arrivé. Nous faisons quelques emplettes pour le voyage. Jeannerey et Dieterlé se laissent accrocher par un faux ancien marin, il nous conduit chez un pharmacien, pour l'achat d'une mixture contre le mal de mer ; après ce loustic leur demande un pourboire. Mon camarade Guillet ne prend rien, moi j'achète un demi-litre de bon rhum.

Mardi 3 septembre au matin, nous allons nous faire équiper aux magasins généraux. On nous fournit : Vareuse en molleton bleu, deux pantalons de flanelle bleue, couvre pied, toile de tente avec accessoires, une serpe, une gamelle et quart en aluminium (ce qui rendra le récipient plus chaud que le contenu !), Linge, deux paires d'espadrille, vêtements de cachou, casque en liége, béret de chasseurs alpins, toile imperméable pour nos couchettes sur la terre, une moustiquaire en mousseline, ceinture de flanelle "objet de rigoureuse surveillance", destinée à nous protéger le ventre contre les refroidissements nocturnes, toutes choses d'usage du jour et de la nuit. Nous revenons habillés de neuf, équipement complet dans le sac, mais nous n'avons pas encore d'armes. Nous ne nous reconnaissons plus dans notre nouvel accoutrement. Avec cela et la solde de 48 centimes par jour, nous allons faire des économies.

Après le dîner, nous sommes invités à un vin d'honneur dans un grand café, sur la Cannebière. Le patron est président de la société des anciens marins. Nous assistons à un concert organisé à notre intention, donné par les chanteurs de Paris de passage à Marseille, tournée organisée par le "Journal " . Mme Eugénie Buffet en fait partie. Nous entendons des chants patriotiques ; en cours de route on nous acclame, les marsouins ont arboré leur batterie de cuisine "leurs médailles" ; Au retour on reçoit les dernières qui nous font grand plaisir. Le concierge de la caserne est furieux car des marsouins ont découpé des draps ; Je ne sais pour quel usage. On se prépare pour le depart, le sac au complet est lourd. Nous partons pour le port de la joliette, musique en tête.

Les rues sur notre passage sont pavoisées de drapeaux franco-russes en notre honneur. Nous entrons dans la rue de la république qui est ouverte depuis le 15 août 1864. Pour faire cette grande artère, on a démoli 935 maisons et délogé 1600 habitants ; Elle a 25 mètres de large et 1083 mètres de longueur. On nous acclame aux cris de "vive les marsouins". Ils sont assez exubérants. Nous sommes à la fin de la colonne, 30 infirmiers ; On nous acclame en criant "vive les chasseurs alpins", ils se trompent, nous sommes plus réservés que nos compagnons.

La manifestation devient du délire. La foule enthousiaste, saluant en nous les jeunes champions de notre vieille gloire militaire qui allait être rajeunie se mêle à la troupe. On nous porte nos équipements, nos sacs, on nous jette des fleurs, des pièces d'argent même que l'on ne ramasse pas. On nous apporte des consommations à boire, on nous embrasse, on nous jette des petits drapeaux russes et français, que nous emporterons là-bas. Ces marques de sympathie font plaisir, mais j'aimerais mieux les baisers de celle qu'on n'oublie pas. Ah ! Ces marseillais, comme ils sont ardents.

Nous gravissons l'escalier du beau et grand paquebot des messageries maritime le POLYNESIEN courrier d'Australie avec annexe sur la Réunion et Mahé des Seychelles. Il y a 90 passagers ainsi que des officiers et quelques soldats d'autres arrivées que de notre colonie . Notre sergent nous installe, un camarade veille pour que l'on ne touche pas à nos affaires. Nous sommes remontés sur le pont, ou nous assistons au départ.

Madame Eugénie Buffey y est avec sa troupe de chanteurs.Ils viennent nous faire leurs adieux, ils nous distribuent gratuitement les chansons charmantes que nous avons entendues tout à l'heure. Une foule considérable a envahi le port, les jetées et les bateaux.la sirène a jeté le signal du départ l'ancre fut levee puis les machines se mirent en branle ( suave mari magno) le bateau se meut lentement, majestueusement. Notre leviathan avance, nous grimpons sur les échelles, aux cordages pour mieux voir la foule. Il est 11 heures la musique du 61éme de ligne joue la Marseillaise . On nous acclame, on nous envoie des baisers, nous agitons nos casques, on s'éloigne ( eternum vale)

C'est à notre tour, c'est à ce moment suprême, quand on n'a jamais quitté le sol de son pays que tous les cœurs bien nés apprécient que la patrie soit chère. C'est juste à cet instant que l'on se dit : reviendrons - nous, reverrons-nous vivants tous ces êtres qui nous sont si chers, après une manifestation pareille, on a le cœur tout ému, les vieux marsouins le sont moins il y a des larmes dans quelques yeux d'émotion de joie, mais aussi de mélancolie car partir c'est mourir un peu mais partir en expédition coloniale n'est ce pas au contraire naître une nouvelle existence.

Nous voyons défiler devant nous Notre Dame de la Garde dont nous apercevons longtemps la Madone, l'île Gabie le château d'If illustre par le roman d'Alexandre Dumas. On perd de vue la côte française un peu avant le soir, tout autour du POLYNESIEN ce n'est qu'une immense écume phosphorescente. Il fait chaud dans le navire ou nous sommes installés, et très tard nous restons, sur le pont des réunions amicales se forment. Chacun a une histoire à raconter : première séparation familiale, les copains laissent là bas une idylle etc.…

Le POLYNESIEN quittant Marseille et passant devant le Palais du Pharo

A 2 heures, ne pouvant bien dormir je me lève, je vais visiter seul le navire, tout est calme à bord sauf le ronronnement continu des machines actionnant les hélices. Je passe dans les classes différentes. Quel luxe dans les premières et les secondes, toutes les cabines sont en bois des îles avec des tapis. Je vais à l'arrière, j'admire l'immensité et le firmament, le ciel pur étoile et serein, se manifeste parmi les astres. C'est mystérieux, sur le pont quelques voyageurs sont installés et dorment sur leur siége ; je suis vêtu en molleton, on ne me remarque pas. Je descends dans la chambre des machines, il est interdit d'y aller, les chauffeurs sont presque tous des nègres des environs d'Aden, les chefs sont des marseillais. Il y fait tellement chaud que je n'y reste pas longtemps, les marches d'escalier de descente sont en grille.

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Ce qui est merveilleux aussi, ce sont les moteurs et toutes ces machines, tout brille. Le navire marche à la vapeur, chauffe au charbon.

Chauffeurs pelletant le charbon dans les chaudières d'un paquebot

Nous nous réveillons, nous apercevons la Corse dans le lointain ( île et département que la république de Genes a cédé en France le 4 mai 1768) sur la cote ouest, partout, ce n'est que des rochers, des montagnes, des falaises, quelques habitations, la cote est fort découpée, quelques heures après, nous sommes passés au sud de la Corse, dans le détroit de Bonifacio, a droite, nous voyons la Sardaigne, l'Ile italienne qui fut française de 1798 à 1814. le paysage ne change pas beaucoup, les montagnes sont plus hautes qu'en Corse. A 11 heures on est entré dans l'immensité, en pleine mer, elle était un peu agitée à cet endroit, elle paraît plus noire. C'est à ce moment que nous apercevons les premiers marsouins à une quarantaine de mètres du navire. Ils sont venus se coller tout à fait à l'avant du paquebot, leurs queues touchent la pointe avant et ils fuient dans la même direction que nous, en faisant des bonds formidables au-dessus de l'eau. Puis, ils nagent sur le dos les trois quarts du temps aussi, on a le loisir de voir leurs structures ; il comprend trois espèces principales dans les mers froides et tempérées, la plus répandue est le marsouin commun genre dauphin ; c'est celle qui offre la plus petite taille ; sa longueur est de 1 mètre à 1 mètre 65. Cet animal se trouve dans toutes les mers d'Europe. Le dos d'une couleur sombre, avec des reflets verdâtres ou violacés ; Le ventre d'un blanc sale ; Ils virent en troupes nombreuses, les pêcheurs les chassent pour en tirer de l'huile ou pour se nourrir de leur chair. Ils sont souvent apportés aux halles de Paris. Ce genre de mammifères cétacés cause de grands dégâts dans les filets des pêcheurs. On les nomme aussi cochon de mer dont on remarque huit espèces ; ils peuvent atteindre huit mètres, mais le plus souvent de 2 mètres 50 à 4 mètres. On passe le temps a contempler la mer. Le regard perdu dans l'espace infini, sous un ciel ardent de lumière. Combien autrefois nous avions rêvé voyages et aventures et notre rêve se réalise ! Les marins se réjouissent des surprises de ces petits soldats pour lesquels, cette traversée était le premier voyage en mer.

Nous avons rencontré trois navires qui partaient vers Marseille. Il y en avait un Allemand, il filait moins vite que le nôtre, il ne se pressait pas pour amener son pavillon, on aurait cru que le nôtre allait l'éperonner, mais il a vite fait un détour sans le toucher mais passant très près de lui quand même.

Jeudi 5 septembre 1895, de grand matin, les premières choses que nous apercevons ce sont des îles qui bordent la Sicile, on les voyait dans le lointain au nombre de trois, très espacées l'une de l'autre de 4 à 5 kilomètres. Nous sommes passés au pied d'îles magnifiques avec leurs maisons aux toits plats et à quelques kilomètres du Stromboli ; volcan de 1925 mètres d'altitude. Nous l'avons laissé à notre gauche. A notre droite nous apercevions très bien la cote de Sicile.

Le matin nous passions à la pointe du Faro : lieu de l'accident survenu le 29 mars 1895 vers 20 heures au BRINKBURN, vapeur anglais parti de Toulon le 27 mars 1895 pour Madagascar. Il aborda et coula le vapeur ALVOH d'Aberdeen, qui allait de la mer noire a Anvers. Le BRINKBURN se rendit à Malte, pour se faire réparer ; Il transporte des chalands et des canonnières. On a trouvé cet accident mystérieux ; il a causé du retard et contrarié bien des calculs. Il n'arriva que le 3 mai 1895 à Majunga.

Nous avons devant nous la côte d'Italie et à droite la Sicile. A ce moment là, groupés à l'avant du navire, on se demandait par ou le navire allait passer, on ne voyait aucune issue, rien que de hautes montagnes volcaniques avec de tous petits villages encaissés dans les parois. On se demandait ce que les habitants pouvaient faire dans ces pays là ; ils ne devaient certainement pas chercher à faire fortune, car on n'aperçoit aucune verdure ; c'est tout à fait désolé du point de vue végétation. Par contre, la mer et le climat sont à cet endroit magnifique, la mer est comme un lac, et avec cela un joli soleil et une quantité de poissons qui sautent sans arrêt au-dessus de l'eau.

Nous virons à droite et nous nous trouvons dans le détroit de Messine, entre l'Italie et la Sicile, large à son entrée d'environ 600 mètres, et allant en s'élargissant jusqu'à l'autre bout ; là le pays est admirable. On y voit de la verdure et des villes magnifiques, elles n'ont pas le même aspect qu'en France. Elles sont entourées de verdure au pied de hautes montagnes, partout des petites maisons blanches, et tout le long de la côte, des énormes oueds avec du sable descendant des montagnes. Vers 14 heures 30,nous passons au pied de l'Etna, au Nord est de la Sicile, qui fumait toujours. Il a 3313 mètres d'altitude et a souvent dévasté les environs de Catane, le pays des noisettes.

Le navire a remis le cap vers l'est et la côte à disparu peu à peu derrière nous, laissant Syracuse et Avola sur notre droite. Tous les jours ont change d'heure de 30 minutes environ. Nous sommes chaussés d'espadrilles sur le paquebot car il commence à faire passablement chaud. La mer est bleue, d'un bleu magnifique. Nous passons devant la Grèce, on n'aperçoit que des montagnes au loin et quelques îlots montagneux qui semblent stériles. Un quart d'heure après nous sommes dans l'immensité de ma mer Ionienne ; au sud ouest de la Gréce, ses côtes sont découpées en golfes nombreux.

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Une bande d'une dizaine de marsouins vient de passer en bondissant au-dessus de l'eau, ils ont filé vers l'arrière. Ce matin vendredi 6 septembre, pas une île en vue. Mahomet chauffe dur, on est obligé de mettre le casque et nos pieds cuisent sur le pont, à part cela tout va pour le mieux.

Aujourd'hui midi, nous avons subi une petite tempête, c'est l'habitude, paraît-il, dans ces parages. Plus de la moitié des passagers est indisposée par le mal de mer. Quant à moi, j'y échappe… quand je me sens défaillir je descends boire une gorgée de rhum caché dans mon lit. Le vent soufflant avec violence, c'est à peine si on peut marcher sur le pont, même en se tenant. De temps en temps, l'eau balaye le pont. J'ai bien été mouillé, le navire balançait fort, il y avait du tangage, ceux qui n'avaient pas le mal de mer on bien rigolé. Les marsouins "soldats d'infanterie de marine", ont une intention particulière pour nous, ils disent, il faut respecter les infirmiers car ils vont peut être nous soigner là bas. Cela ne les empêche pas de nous dérober des affaires à l'occasion. On m'a chipé ma bouteille de rhum. De colère, j'ai changé leurs musettes et autre fourniment ; ça a fait un sacré potin dans la chambrée.

Il y a un peu moins de gaieté, on répète un peu moins les chansons d'Eugénie Buffet, à cause du temps. J'ai un carnet, j'écris mes impressions de voyage au jour le jour. Dieterlé qui est lithographe me l'a orné de motifs coloniaux. Parfois il s'y glissera involontairement des erreurs de dates, de noms de lieux, mais ce sera toujours la pure vérité autant que je le pourrais. Si ma description n'est pas non plus habilement faite que dans un livre ou dans un journal, la faute est que je ne suis ni auteur ni journaliste, je ne suis qu'un simple soldat peu instruit, qui vous écrit ce qu'il voit et tel qu'il le voit. Je laisserai tout simplement parler mon cœur et mon enthousiasme : "invita minerva"

Dieterlé et Jeanneney ont le mal de mer, Guillet est aux petits soins pour eux, aussi il hérite leurs portions d'aliments et de vin ; cela fait l'affaire de ceux qui ont bon appetit, ils profitent. Quoique la cuisine soit copieuse et excellente sur le navire. On va à tour de rôle chercher le manger à la cuisine par plat de 20 ; on nous distribue le café, pain, vin soupe, viande, etc.… On mange dans sa gamelle individuelle. Après chaque repas, chacun lave sa vaisselle dans de grands bassins d'eau chaude préparée. Les premiers arrivés ont l'eau propre. Ici on n'a pas besoin de travailler pour avoir à manger, on en a toujours à discrétion. Par hasard une petite corvée, c'est d'aller pomper un moment l'eau qui s'infiltre dans le navire. Quelques soldats sont embauchés à la cuisine et ailleurs, moi je vais à la boulangerie en curieux pour causer en camarade avec divers employés et autres matelots.

Le parc aux boeufs, à l'avant
La cuisine

Nous gênons parfois les marins dans leur travail ; ils sont très polis et convenables avec nous. Á chaque instant on entend ces mots : "attention Messieurs les militaires". On se bouscule parfois involontairement, nous n'avons pas le pied marin. Il y a eu des punitions chez les marsouins. Ils ont été mis aux fers, mais des copains les ont délivrés en brisant leurs cadenas et ils se sont échappés dans la foule. On ne divulgue pas les auteurs de ces petits méfaits. La boucherie est en plein air prés des étables. On abat les bœufs à mesure des besoins, le ravitaillement se refait en cours de route. J'ai visité la cuisine, j'ai remarqué la façon de décorer à la poche, à la purée de pommes de terre, de couleurs variées, les bordures des plats. J'ai causé avec le pâtissier, il faisait des biscuits. Je lui fis remarquer qu'il ne ramasse pas bien la pâte autour de la bassine, principe d'économe dans le métier. Il me répond que la compagnie est assez riche. En voilà un que s'il travaillait à son compte, certainement il ferait de mauvaises affaires avec cette funeste habitude.

Nous passons devant l'Egypte "entre les mains" de nos rivaux les Anglais depuis l'impardonnable abandon en 1882 sous le ministère de Freycinet. Encore le 14 août 1885, le protestant et néfaste ministre des affaires étrangères De Freycinet recevaient dans son cabinet monsieur Proctor, consul de France à Madagascar à Londres et le célèbre Parret, venus pour convaincre la France de la futilité d'un protectorat français. Nous remarquons la ville de Damiette sur la branche orientale du Nil que Saint Louis, roi de France, prit en 1249. Nous rencontrons le navire SHAMROCK, parti de Majunga le 15 août 1895, navire de 1° classe peint en blanc comme le POLYNESIEN. Le SHAMROCK stationnait dans les eaux malgaches depuis le mos de février. C'est à son bord que, dans la nuit du 12 au 13 juin, est mort le colonel Gillon du 200° de ligne. Le transport SHAMROCK long de 105 mètres, large de15 mètres déplace 4 202 tonneaux. ( j'ai retrouvé une annonce du bureau des domaines de Toulon pour la vente de ce navire le 27 avril 1926 )

Le soleil était d'or et la mer d'huile, jamais je n'aurais cru que la mer pouvait devenir ainsi, pas une vague, le calme plat, on croirait que l'on est sur une glace. Le casque sert bien car Mahomet chauffe bien ; Nous sommes déjà deux heures à l'avance sur l'heure de France.

Port-Said, 42 000 habitants, dans une petite île détachée de la langue de terre qui sépare la Méditerranée du lac Menzaleh, ouvre le canal fermé par Suez. La ville s'honore de son beau phare et de la statue de Ferdinand de Lesseps qui, du haut d'un piédestal de 10 mètres domine les deux mers unies par lui. On remet les lettres avant d'arriver à Port-Said, les premières depuis le départ de Marseille, pour qu'elles partent tout de suite pour la France. Depuis le matin nous avions les côtes d'Egypte en vue. Nous avons jeté l'ancre devant Port-Said pour renouveler la provision d'eau et de charbon. Une nuée de marchands en barques vendent des dattes, des raisins, des savates, etc. tout ce que l'on peut imaginer. Le navire se ravitaille en charbon amené par des chalands. C'est curieux ce brouhaha indescriptible. Le jour tombe vite, la nuit le paquebot est parti. J'ai assisté au départ de Port-Said et je suis descendu dormir. J'ai été réveillé par le va et viens des matelots qui s'apprêtaient à lever l'ancre.
Port-Said devant l'agence des Messageries Maritimes

A bord, nous sommes logés dans le faux pont et dans l'entrepont, à l'avant, pas très confortablement installés, il y a pire que nous, tous n'ont pas de lit. Le matin, les matelots font la toilette du bâtiment. Le jour levé je suis monté sur le pont, le paquebot avait fait à peine la moitié du trajet car le POLYNESIEN était obligé d'aller doucement, le canal était sillonné de milliers de bouées indiquant les hauts fonds. La vitesse moyenne variait de 11 à 16 km par heure et la traversée durerait 14 heures. Suez, jadis pauvre et fiévreuse bourgade, aujourd'hui en 1895 propre et ville saine de 16 000 habitants, dont presque 3000 européens, malgré ses sept mosquées. Son port est surtout intéressant comme clé de ce canal dû au génie de Ferdinand de Lesseps. Celui ci, avec l'appui du khédive et malgré l'opposition acharnée de l'Angleterre, aujourd'hui grande bénéficiaire du canal, a, par son œuvre considérablement rapproché l'Europe de l'Extrême-Orient. Le canal fut inauguré au milieu de fêtes splendides le 17 novembre 1869 par le khédive Ismail, L'impératrice Eugénie, l'empereur d'Autriche et le prince royal de Prusse. Long de 160 kilomètres, profond de 9,5 mètres large de 70 à 110 mètres, la construction du canal a coûté 475 millions de francs ; il rapporte presque 100 millions de recettes par an à 6 francs la tonne le passage soit plus de 39 600 francs pour un navire de la taille du POLYNESIEN. Il est vrai que ces bénéfices vont à la compagnie universelle du canal de Suez et que l'Egypte y a perdu son indépendance, l'Angleterre, l'isthme étant percé, ayant trop d'intérêt à dominer le pays qui détient la route des indes. Au centre du canal, Ismailia, sur la rive Nord du beau lac Timsah, jadis étang putride, aujourd'hui belle nappe d'eau bleue, est le centre de l'administration du canal.

Dimanche 8 septembre 1895. La traversée du canal, à allure ralentie, est monotone et décevante, paysage désolé de sable. A gauche, le terrain plat aride et dénudé, ni plantes ni constructions. Le sable envahit tout. Sur les rives apparaissent quelques misérables arabes en guenilles qui nous mendient des sous, des biscuits de guerre. Une femme nous a suivis longtemps sur la rive gauche en courant. C'est en vain. Nous n'avons jamais vu apparaître de lion d'Arabie. A droite, c'est beaucoup mieux, tout le long du canal, il a une piste pour les caravanes, nous en avons rencontré quelques-unes unes en cours de route, puis une ligne téléphonique qui va de Port-Said à Suez. Actuellement il y a une jolie route pour les autos, abritée par des arbres sur une grande partie et dans le fonds des palmiers sur de nombreux kilomètres. Nous avons aussi rencontré de jolies petites gares. L'après midi nous avons passé quelques lacs pour arriver une heure après à Suez. La ville européenne que nous avons longée sur toute sa longueur est très bien. C'est partout de belles villas entourées d'arbres avec de magnifiques boulevards, et à quelques kilomètres de là, c'est la ville indigène, qui n'inspire pas confiance, avec ses rues étroites et tous ses hommes vêtus de longues robes en loques. C'est répugnant.
Le POLYNESIEN dans le canal de Suez

 

Les marchands sont encore venus assaillir le paquebot, pour vendre leurs marchandises, mais sur 15 à 20 marchands un seul a bien vendu, il avait des oranges et voulait les vendre un peu cher. Après un marchandage en règle, nous les avons eu à quatre pour un sous. Ce qui n'était pas trop exagéré. Les oranges étaient encore vertes, mais elles sont bien bonnes. Le paquebot a jeté l'ancre à un kilomètre de la ville européenne, il y avait déjà une soixantaine de navires et de cargos qui chargeaient des marchandises ou en déchargeaient ; pour notre part pendant plusieurs heures, sous une forte chaleur on a chargé du charbon. Actuellement les paquebots chargent de l'huile provenant des usines Shell !! Qui se trouvent à Suez. Après s'être ravitaillé en eau, animaux et hommes de peine etc, vers 16 heures nous avons de nouveau jeté l'ancre et nous sommes entrés dans la mer rouge. Le ciel est animé par de grandes mouettes qui suivent la marche du navire
Marchands proposant leur pacotille aux passagers

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Le canal de Port Said à Suez fut réalisé malgré la résistance de la diplomatie anglaise surtout. Treize gares ou stations ont été établies sur le trajet, la principale est au lac d'Ismalia, cette voie est neutralisée ; Sur la rive droite on a quelque fois rencontré des constructions et matériel d'entretien, dragueuses etc. nous avons un groupe d'Arabes et des chameaux, en nous voyant, une femme s'est caché le visage à la façon des Touaregs, en arrivant à Suez nous avons remarqué dans un square, un monument, je pense que c'est celui de Lesseps, on a remarqué aussi une voie ferrée le long du canal. Le soir n'a pas tardé et tout le long des côtes, des deux cotés, nous apercevions des phares à perte de vue. Le matin, je suis monté sur le pont, on apercevait encore les côtes des deux cotés dans le lointain.

Quand on a chargé du charbon, le navire est poussiéreux par le remuement de ce combustible et par les préparatifs pour l'escale, le personnel est affairé. Pendant ce remue- ménage on dort moins bien. Après cela, lavage en règle du bâtiment. Vers 10 heures nous avons perdu de vue les cotes, à cet endroit, la Mer rouge a environ 147 kms de large elle aura 333 kms devant Massaoua, elle est, si je puis dire d'un bleu magnifique.

La chaleur est terrible, car à cette époque il y a 40 à 50° à l'ombre quand souffle le vent du désert. C'est septembre et octobre les mois les plus dangereux, par le soleil et la chaleur qui augmente. Que prennent-t- ils les malheureux rapatriés de Madagascar ? Nous avons rencontré quelques navires pour ce service. Nous ne portons plus qu'un costume sommaire, mais par ordre, nous ne quittons pas la ceinture de flanelle et gardons sans le déposer un instant le casque. Depuis Port-Saïd, il nous protége contre l'insolation toujours menaçante.

Chargement de charbon à Aden

Quel éclat de rire, quand un soldat, après le dîner, cherchant un coin d'ombre pour s'y blottir pendant la sieste et le soleil apparaissant, de se sauver sans chaussures sur le pont chauffé à blanc par le soleil, l'imprudent, la plante des pieds brûlée, s'enfuit en sautillant comment s'il avait la danse de St Guy et se hâte vers le plus proche escalier. Sur le pont du paquebot qui est couvert de tentes dans les régions chaudes, se tient un nègre qui fait balancer avec le pied, un grand éventail au-dessus de la tête des officiers pendant leurs repas, pour leur donner un peu de fraîcheur. Partout, à l'avant et sur les cotés du navire, partaient des bandes de poissons volants en quantité. Ils ne sont pas très gros, le double d'une sardine, mais des très jolies couleurs bleues avec de grandes ailes blanches heureusement que nous avons tout cela pour nous distraire car la mer est toujours très calme et on s'y ennuierait facilement.

Mardi 10 septembre. Il y a deux grandes tonnes sur le navire, deux fois par jour on les remplit d'eau potable bien fraîche. On y fait queue, il faut attendre son tour. Au sommet, il y a un genre de biberon et chacun va téter pour se désaltérer ; il y en a qui après cela sont au sein de leur mère. Drôle de réveil, avec ce balancement continu. A l'endroit où on abat les bœufs, on installe une grande bâche à demi tendue, on y met de l'eau de mer et on s'y baigne sans feuille de vigne. Vers le coucher du soleil, des matelots arabes viennent à un endroit choisi, faire leur prière à leur prophète Mahomet ; ils se prosternent sur un tapis apporté par eux. Ils y viennent chacun leur tour. Parfois, des soldats mauvais plaisants jettent à cet endroit, des morceaux de lard pour les taquiner ; ils sont furieux et interrompent leurs litanies pour revenir plus tard. Quand le jour tombe, quand la lune monte à l'horizon, les matelots groupés sur le pont avec nous, devisent ou fredonnent des chansons de France.

Pendant longtemps, une de ces nuits splendides des tropiques, avec un clair de lune qui transformait en un fleuve d'argent liquide le remous de l'hélice, accoudé au bastingage, pensif, je restais le regard fixé sur cet harmonieux effet de lune, je rêvais de l'avenir inconnu. Dans la journée, je passais prés d'un groupe de marsouins, j'entends dire, il fait plus chaud qu'au faubourg St Jean un autre lui répond à St Quentin ils ne se doutent pas de cela, je me retourne, ce sont deux Saint-quentinois du 13éme d'infanterie de marine, l'un se nomme Chartier et l'autre Norbent. On a pris à bord deux cailles très jolies on ne sait pas d'où elles venaient. Nous voyons souvent des requins qui suivent notre navire, ils entourent notre paquebot, le premier appât a été le cadavre d'un veau mort à bord, le matin on l'a jeté à la mer. Aussitôt une troupe de squales l'ont dévoré, nous avons assisté de loin au dépeçage, on les voyait s'acharner sur leur proie, leurs têtes énormes qui sortaient de l'eau, leur bouche est placée de façon que pour mordre il leur faut aborder la proie verticalement. Nous avons croisé différents paquebots de diverse nationalité, ils passent prés du notre, les escales que nous avons sont : Aden, Mahé aux Seychelles.

Nous passons devant plusieurs îles et devant Moka port d'Arabie (600 h) au café renommé, nous passons près de Perrim, île anglaise fortifiée à 3 km de la cote d'Arabie et à 20 kilomètres de la cote d'Afrique elle a 12 km carré, occupée par les Anglais définitivement en 1857 elle a 180 habitants. En face, sur notre gauche se trouve Cheik-Said territoire français d'Asie sur le détroit du Babel à l'extrémité est de la presqu'île d'Arabie territoire de 160 mille hectares, habité par quelques pécheurs acquis en 1868 par la maison Rabaud Bazin de Marseille, fut cédée au gouvernement français en 1886. Divers officiers ont proposé d'en faire une citadelle commandant le détroit, mais les dépenses nécessaires ont été jugées trop considérables. Les Turcs ont, en revanche, édifié divers ouvrages dans les environs ; à l'instigation des anglais. Á 75 km au Sud Cheih-Said se trouve Obock petit port de la colonie de la cote des Somalies

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En quittant la mer rouge virant à gauche vers l'est on se dirige vers le golfe d'Aden, les prochaines escales sont anglaises.

Dimanche 15 septembre 1895 en vue d'Aden, le spectacle change, les forts hérissés de canons, les établissements anglais et les maisons blanches perchées sur la côte dominent le détroit , la terre est désolée avec des reflets de fournaise, presqu'île de rochers abrupts et inhabitables, pas une verdure ni racine ce paysage maudit, on y voit d'immenses tas de charbon luisant sous un implacable soleil de plomb. Des équipes de chauffeurs et autres manœuvres se rechangent. A peine le paquebot a-t-il jeté l'ancre que le pont est envahi par des indigènes offrant différentes choses à des prix exorbitants, tout autour du bateau grouille une foule de petits diables noirs presque entièrement nus, la tête rasée et assis au fond de légères pirogues creusées dans un tronc d'arbre.Ils poussent en cadence des cris "à la mare, à la mare, oh, oh, oh look see look see (regardez)". Ils demandent qu'on leur jette à l'eau des pièces d'argent qu'ils rattrapent bien vite, en plongeant avant qu'elles aient pu atteindre le fond. A Aden la pluie est rare, elle y tombe en moyenne une fois tous les quatre ans. La ville nous est cachée par une des crêtes du rocher.

Navires en rade d'Aden

Un marchand avait reçu cent sous d'un sergent pour le paiement d'un achat, il est parti dans sa barque avec l'argent sans donner sa marchandise. Quelque temps après, il est revenu, on l'a reconnu, on a houspillé son associé. Monté sur le navire, il a sorti un poignard pour se défendre, à peine avait-il levé le bras pour frapper qu'il recevait des coups de poing de tous cotés, on l'a désarmé et jeté à la mer par-dessus bord. Il nagea vers son bateau, il se rappellera qu'il n'est pas bon de menacer et de voler les marsouins.

Ici il fait une chaleur extraordinaire, un soleil de plomb, notre sueur coule abondamment. Dans le port, il y avait encore une dizaine de nageurs, tout à coup deux beaux requins sont venus tourner autour du navire, de la haut, on les voyait très bien, aussi, on s'est empressé d'avertir les nageurs. Il fallait les voir bondir dans les barques, j'ai vu comment on assommait un requin, il y en avait un qui nageait à fleur d'eau, entre deux pirogues aussi, lorsque l'indigène lui a asséné un coup de pagaie sur le crane, qui l'a retourné, mais pas pour longtemps car il a disparu vers le fond et on ne l'a plus revu, heureusement qu'il n'y a pas eu d'accident de personnes, car elles n'inspirent pas confiance ces bêtes là. A 16 heures on appareille et nous partons vers Mahé.

Enfin, nous voyons dans l'immensité de l'océan Indien aux vagues phosphorescentes, il fait moins chaud, il y a une véritable tempête sur mer, je vais me poster en avant de l'éperon du navire, où est arboré le drapeau Français, je me cramponne bien. J'admire les vagues démontées, elles viennent se briser sur le flanc du navire qui balance très fort par moments le pont du paquebot est balayé par de grosses lames beaucoup de soldats se font arroser. Nous remarquons de nombreuses bandes de marsouins (surnom de l'infanterie de marine) ; ils sautillent hors de l'eau. Il y a du tangage ( mouvement d'oscillation d'un bateau d'avant à l'arrière ) : on dirait que l'avant va s'enfoncer sans les flots, on se croirait aux montagnes russes. Il y a du monde sur le pont, un peu derrière moi, des soldats se font tremper par les vagues, moi je suis à peine mouillé, un matelot me crie de déguerpir de là car cet endroit est interdit surtout par ce mauvais temps on se réfugie dans l'entrepont. Les sabords sont fermés il y en a qui ont le mal de mer. Par ce mauvais temps les poissons volants viennent s'abattre sur notre bateau. Ce sont des exocets genre de poissons anacanthistes, on en connaît une cinquantaine d'espèces répandues surtout dans les mers chaudes vivant par troupes nombreuses à la surface de la mer. Ils s'élancent de temps en temps dans l'air ou ils se soutiennent pendant quelques secondes pour échapper aux poissons qui les chassent. Le plus commun dans l 'océan est l'hirondelle de mer rare dans la Manche assez commune dans la Méditerranée. Nous apercevons au loin la cote de la Somalie anglaise puis nous côtoyons la Somalie italienne. On passe très prés du cap Guardafui là on loge les rochers sur quelques kilomètres, c'est magnifique. La mer à cet endroit était plus agitée, j'aperçois des requins et des grosses tortues en quantité ainsi que des méduses

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La gaieté habituelle est revenue et souvent et surtout le soir on improvise un concert aux répertoires variés, chansonnettes comiques romances, vieilles chansons des provinces de France, ou patriotiques. De bons chanteurs en tous genres se font entendre ceux choisis par notre groupe, on remarque le bon camarade Vanier chanteur comique hilarant dans ses monologues. Il y a des forts ténors et un tragédien parmi les marsouins. On organise souvent des fêtes à bord, au profit des œuvres de mer et quelques fois, il y a bal dans les salons pour les premières et les officiers, nous, nous sommes les spectateurs. Aujourd'hui, on a assisté à une petite scène qui a failli tourner au tragique, un marsouin, taquin à l'excès, ne cessai pas de chiner un gros bonasse qui ne répliquait jamais, à force de l'ennuyer et l'ayant à appelé gros mou, l'autre se fâcha et devint furieux, il attrapa cet importun à bras le corps et le souleva pour le jeter à la mer par-dessus bord, plusieurs camarades eurent toutes les peines pour le soutenir ? Il a bien failli aller dans la grande bleue, dés ce moment il n'a plus ennuyé personne.

Nous sommes passés sous l'Equateur mais, vu l'état de la mer, on n'a pas fait la cérémonie du baptême de la Ligne, comme c'est l'usage. L'origine de cette coutume burlesque est assez obscure. Dès le XVII° siècle les marins créaient chevaliers de la mer ceux de leurs compagnons ou des passagers qui passaient pour la première fois sous l'Equateur ou les tropiques, de là sans doute cette coutume qui est plutôt carnavalesque et réjouissante et consiste pour commencer en un petit cortège composé de quelques musiciens puis vient le père Bon Dieu avec une énorme barbe et une couronne. La Sainte Vierge avec une couronne en fer doré et un joli manteau fait d'une descente de lit, saint Pierre avec une grande barbe et des grandes lunettes ; un avocat avec toutes sortes de couleurs sur la figure, puis deux gendarmes armés chacun d'un grand sabre de bois, vient ensuite le barbier avec un grand rasoir de bois argenté qui fait, ouvert, au moins 1 mètre 50 et un seau rempli d'un liquide rose mousseux et un énorme pinceau, plus un exécuteur des ordres du Très Haut. Le Père Bon Dieu commence par juger tous les passagers de 1ère classe les accusant les uns d'avoir perdu leurs cheveux, de porter des lunettes aux bonnes femmes, pourquoi, elles ont eu des enfants et tout le monde est jugé très sévèrement. Aux hommes, on leur fait boire un verre d'eau de mer, comme apéritif, puis les gendarmes empoignent le patient et le fait asseoir sur un fauteuil en lui mettant une serviette autour du cou et on lui badigeonne les oreilles et toute la figure puis, avec le grand rasoir, on lui passe quelques coups sur la figure, ensuite le pauvre bonhomme bien maintenu par les gendarmes passe devant l'exécuteur qui est chargé de le baptiser, il y a un gros tuyau avec de l'eau de mer sous pression , Il en jette dans la figure de la victime jusqu'à ce qu'il ne puisse plus respirer, puis on le fait tournoyer dans tous les sens en lui mettant de l'eau dans les manches et dans sa chemise et après il en est quitte à verser une certaine somme comme pour les matelots pour boire un coup. Quant aux dames on les condamne à passer au vaporisateur avec de l'odeur fine dedans! Tous y passent, les officiers du bord aussi et sur la fin le Père Bon Dieu et ses acolytes n'ont rien à envier aux autres civils car ils sont arrosés aussi d'une belle façon en un mot c'est une partie de plaisir.

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La vie a bord est très agréable, le temps passe si facilement ! Avec une température épatante, presque sans discipline on se lève et on se couche à l'heure que l'on veut. Quand on a pas l'envie d'écrire ni de lire ou joue aux cartes, on regarde la mer avec toute sa faune : Tortues, poissons volants, marsouins, requins, mouettes, méduses … c'est très intéressant.

Mercredi 18 septembre 1895, nous arrivons aux îles Seychelles, groupe de 30 îlots granitiques et volcaniques, entourées en partie de récifs de corail. L'île principale est Mahé (ou nous faisons escale ), longue de 18 kilomètres avec des montagnes de près de 1000 mètres en forme de pain de sucre bien vertes, climat chaud et humide. Il y a de belles forêts, on y cultive le coton, la canne à sucre, le café, tabac, riz, vanille, poivre… Elle fut occupée de 1742 à 1744 par le français Mahi de la Bourbonnais, en 1746 la compagnie des Indes les appela Seychelles.Prise par les Anglais en 1810, elle leur furent cédées en 1814

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Nous sommes à 1100 kilomètres de Madagascar. Nous changeons de navire. Le POLYNESIEN va vers le sud de l'Australie et de la Nouvelle Calédonie. Nous prenons passage dans des chalands et allons sur l'AVA: courrier de Mahé à Madagascar et à la Réunion, il est moins grand que le polynésien. ; 117 mètres de long et 3 300 tonnes, lancé le 10 janvier 1870.Nous y rencontrons des marins que l'on rapatrie à Madagascar, en service sur les fleuves, ils ont l'air bien malade, ils ont le teint jaune et ils sont fort maigres. Nous nous installons au mieux, nous avons peu de place, les habitants d'ici sont des colons d'origine être de langue française, mélangés à des nègres africains. Ils ont de la sympathie pour nous, ils nous vendent différentes choses, ils nous offrent des bananes, les matelots disent, ce n'est vraiment pas chers à 1 franc le régime et chacun d'en prendre pour 20 sous. Le pont en est encombré, on nous vend des huîtres, je n'aime pas les mollusques et je n'en mange pas.

Nous reprenons la route en direction du sud. En route notre AVA est peu charge, il balance terriblement, la mer est agitée il y a du roulis, oscillation alternative d'un vaisseau d'un bord a l'autre, le roulis cause le mal de mer. On sert le repas par groupe, on apporte sur le pont la marmite a soupe etc.…. Par le balancement le pont est arrose par des soldats qu'un a le mal de mer Il y a un qui sent que ça va partir, Il court sur le bord pour vomir dans la mer, l glisse et tombe son derrière dans la marmite de soupe, il est arrose copieusement par la soupe dessous et son vomissement dessus. Hilarité générale, on rit toujours du malheur des autres. Ici il faut avoir le pied marin, on est tellement balance que malgré soit on avance du cote oppose.. Parfois des passagers et des officiers en civil viennent librement se mêler à nos réunions et ont nos causeries de 4° classe pour se distraire de notre vie a bord et entendre nos chansons. Ils jouent et s amusent. On en remarque un très jovial, joueur et gai et boute en train. Lors de notre changement de navire sur l'AVA, cet officier qui a un emploi très affaire, il est change de costume, ce n'est plus le même bonhomme, il ne connaît plus personne.

L'AVA

Notre voyage tire a sa fin, le soir on dort mal installe sur le pont, il faut se débrouiller pour avoir de la place. On couche sur son couvre pied, il y en a qui en ont plusieurs qu'ils ont chipe aux autres. Leur couchette en sera plus douce. On s'habitue à coucher sur la planche. J'ai visité le navire et la boulangerie comme d'habitude. La nuit un bon nombre de soldat se trouve indispose, ceux sont ceux qui ont absorbe des huîtres a mage. Notre camarade vannier souffre horriblement et personne ne bouge. Je vais demander aux matelots de service ou se trouve le médecin, je vais le réveiller il fait le nécessaire, cela va assombrir notre gaieté car il y en a plusieurs de très malades.

Le matin du samedi 21 septembre 1895 nous nous réveillons prés des cotes de Madagascar .

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Au loin nous remarquons le rivage un peu montagneux et la terre rouge avec des places de verdure, nous apercevons quelques îles. Ensuite l'eau de la mer devient jaunâtre puis rougeâtre. La mer rouge nous apparut bleue mais celle ci nous apparaît rouge. Il est midi, nous avons pénétré dans la baie de Bombetohée, a l'entrée de laquelle se trouve le port de Majumba . Puis la ville nous est apparut, elle est très belle avec derrière elle des plaines a perte de vue couvertes en grande partie de verdure. Les commerçants sont un mélange d'anglais de grecs, d'indiens de comoriens, Les maisons ont toutes de larges vérandas.

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Enfin, nous voilà arrivé, on a jeté l'ancre a Majunga où le 14 janvier 1895, avec une partie de la petite escadre, le PRIMAUGUET, le GABES et le METEORE, le commandant bien-aimé fit lancer quelques obus et pris la ville sans résistance. Nous faisons partie des 3 128 hommes de troupe de relève soit au total 18 340 hommes qui arrivent depuis septembre en renfort en plus des 680 officiers. Nous venons remplacer ceux qui sont tombés par le feu ou la maladie. Nous arrivons à 30 infirmiers dans 8 jours 100 autres arriveront comme nous du dépôt de Perpignan avec d'autres troupes.

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Une chaloupe à vapeur nous conduit vers l'accostage de l'AMBOHIMANGA. Ce navire a été construit à Bordeaux aux chantiers de la gironde ; long de 35 mètres 90 et large de 5 mètres 60, il est gréé en goélette, machine de force de 176 chevaux, vitesse de 10 nœuds, coque en fer, armé d'un canon Canet de 100 millimètres donné par le gouvernement français et de deux canons revolvers, son tirant d'eau est de 2 mètres 25.il a été lancé en 1889 ; il fut capturé aux environ de Diego-Suarez .
 
 

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©Sophie POIRETTE/Philippe RAMONA 2008