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La vie quotidienne à bord des paquebots des Messageries Maritimes:

 

Un voyage de Marseille à Shangai en 1902

 
En août 1902, Cyrille Gibergues, jeune missionnaire, embarque à Marseille à bord du SALAZIE, pour un voyage long de 34 jours, qui le conduira d'abord à Shangai, puis à Tchung King, lieu de son futur ministère. Bien qu'il n'en parle pas dans ce texte, il faut bien replacer cette mission dans le contexte de l'époque. On n'est que deux ans après l'expédition occidentale en Chine, connue sous le nom de "Guerre des Boxers" provoquée par le massacre par des sectes nationalistes chinoises de milliers de missionnaires ou de chinois convertis au christiannisme. Il fallait une bonne dose de courage pour ainsi quitter son pays afin de prêcher dans un milieu hostile et incertain...

Pour vous aider à vous repérer dans les descriptions du texte, vous pouvez consulter la fiche sur le Salazie.

Shanghai, le 28 septembre 1902

Bien chers Parents,

Me voici arrivé à Shanghai depuis samedi dernier 24 courant. Maintenant que je suis un peu reposé des fatigues du voyage, je viens causer quelques instants avec vous et vous faire en même temps un petit compte rendu de ce voyage en mer de 34 jours. Ce temps, qui me semblait d’abord très long, a cependant passé assez vite, et à la fin, peut-être par la force de l’habitude, je trouvais que les journées passaient assez rapidement à bord. D’ailleurs, j’en suis à peine à la moitié de mon voyage, sinon comme distance, du moins comme temps.

Comme vous le savez, c’est le 12 août que notre petite caravane de quinze missionnaires quittait Paris. Dans la matinée, nous avons fait nos adieux aux directeurs, et puis nos confrères sont venus dans chacune de nos chambres nous demander une dernière bénédiction. Durant cette même matinée, j’ai passé une petite heure avec ma cousine Léonie Debar qui était venue pour me faire ses adieux dans le cas où elle ne pourrait pas venir à la gare le soir. D’autre part, son mari, qui est cocher de fiacre, voulait absolument me porter à la gare de Lyon pour notre départ, et elle voulait me demander si ce serait possible. J’avais été passer un jour chez Henri et un jour chez Léonie après mon retour de la maison. Ils ont été contents de me revoir, d’autant plus qu’ignorant mon adresse, ils étaient allés me chercher à la petite (illisible) d’Issy. A la fin du dîner, nous avons choqué verre avec les directeurs et tous nos confrères en faisant le tour des tables. Puis nous avons terminé nos paquets, reçu quelques (illisible), et puis enfin, vers 2 heures et demie, la vieille cloche Chinoise du jardin des Missions étrangères annonçait que l’heure de la cérémonie du départ était arrivée.

Dans un des coins du jardin s’élève un petit oratoire avec un toit en forme de cône, un petit autel avec une statue de la Ste Vierge, un lustre et des plaques de marbre commémoratives de nos Bienheureux martyrs. Cet oratoire, tout en bois sauf le toit, a trois ouvertures du côté du jardin. A l’intérieur, on avait disposé en cercle quinze prie-Dieu que chacun de nous devait occuper pendant la cérémonie. A l’extérieur, dans les allées du jardin, les directeurs du séminaire, nos confrères, des prêtres du diocèse de Paris ou d’autres congrégations, en assez grand nombre, des civils, assistaient à la cérémonie. Les dames, n’étant pas admises à la cérémonie du jardin, occupaient déjà dans la chapelle les places réservées aux fidèles afin d’assister à la seconde partie de la cérémonie. Enfin, les trois coups de massue traditionnelle sur la cloche Chinoise annoncent que la cérémonie va commencer. Nous avons chanté d’abord le chant pour le départ des missionnaires, puis l’Ave Maria Stella, quelques invocations à la sainte Vierge, à St Joseph, à St François Xavier et nos bienheureux martyrs, et enfin le Magnificat. Et alors tout le monde se dirige vers la chapelle du séminaire. Tous les hommes sans distinction sont admis ce jour-là à occuper les places réservées d’ordinaire aux séminaristes, qui occupent le chœur et les endroits libres. Quand tout le monde a pris place, on chante le Veni Creator pour attirer les lumières et les secours du Saint Esprit. Puis un de nos directeurs, avec ses derniers conseils, nous adresse un dernier adieu au nom de tous. C’est alors que commence la cérémonie si émouvante du baisement des pieds. Nous nous rangeons tous les quinze en demi-cercle autour du Maître autel, d’où l’on a préalablement retiré le Saint Sacrement. Le père supérieur en tête et les directeurs après lui nous baisent à chacun successivement les pieds et nous donnent l’accolade fraternelle d’adieu. Puis viennent les prêtres étrangers, les civils, nos confrères, tous ceux enfin qui assistent à la cérémonie et à leur tour nous baisent les pieds et nous donnent l’accolade d’adieu. Il y avait des hommes qui pleuraient d’émotion, des séminaristes qui nous disaient au revoir en mission. Le baisement des pieds terminé, a eu lieu la bénédiction du St Sacrement, au cours de laquelle nous avons eu le ferme propos de rester dans la Société des Missions Etrangères et de nous consacrer au salut des âmes. Ce ferme propos, qui n’est ni un vœu, ni une promesse véritable, est le lien qui unit entre eux les membres de la société. Après la bénédiction du saint Sacrement, nous sommes allés nous agenouiller devant l’autel de la Sainte Vierge pour mettre sous sa protection notre voyage et notre ministère apostolique. Puis nous avons utilisé les quelques instants qui nous restaient avant le souper à dire un dernier adieu aux personnes de notre connaissance qui étaient venues assister à la cérémonie. L’heure du souper arrivée, bien peu font honneur aux bonnes choses qu’on nous sert. Les émotions et la fatigue de la journée nous ont enlevé l’appétit. A 6 heures, nous quittons le séminaire, accompagnés par le son de la cloche qui sonne à toute volée. Là, des voitures de la gare de Lyon nous attendent. Léonie et son mari étaient venus et le Père supérieur m’avait autorisé à aller avec eux. Je suis donc parti en fiacre pour la gare de Lyon pendant que mes confrères venaient derrière. Arrivés à la gare, nous avons causé un instant avec Léonie et son mari, qui est ensuite reparti pour continuer sa journée. Léonie est restée avec moi jusqu’au moment où nous avons pénétré sur les quais.

Nous nous installons dans les deux compartiments qui nous sont réservés et à 7 heures 10, l’express s’ébranle et bientôt file à toute vapeur pour Marseille. Dans le même wagon, j’ai rencontré mon ancien supérieur de la Petite communauté, et comme ce wagon était à couloir, nous avons pu communiquer et causer longuement ensemble. Pendant le trajet de Paris à Marseille, nous n’avons guère dormi pendant la nuit. Nous avions pris des provisions et quand l’appétit est venu, nous avons complété notre souper. En arrivant à Avignon, nous avons trouvé notre déjeuner servi sur le quai ; nous n’avons eu que la peine de le prendre. C’était vers les 6 ou 7 heures. A 9 heures, nous arrivons en gare de Marseille. Le procureur était venu à notre rencontre, et il nous a conduits à la procure, où nous devions rester jusqu’au dimanche. Après nous être rafraîchi la figure, un second déjeuner nous était servi. La cuisinière, la bonne mère Françoise, comme on l’appelle tellement elle soigne bien les missionnaires, nous avait préparé un dîner réconfortant pour réparer nos forces, et elle était contente de voir que les Pères avaient bon appétit. Elle est là depuis tellement longtemps qu’elle se croit de la maison, et elle soigne les missionnaires comme ses enfants. Nous nous sommes reposés pendant le reste de la journée du Jeudi.

Le Vendredi, nous sommes allés en barque visiter le bateau qui devait nous emporter et qui avait pour nom Salazie. Le Samedi, nous sommes allés faire sur un petit vapeur une petite promenade en mer au château d’If sur une île à une (illisible) de Marseille. Le reste du temps nous avons fait nos dernières commissions. Le dimanche (21 août 1902), nous sommes allés assister à la messe de 10 heures à la paroisse saint Pierre et saint Paul. Un de nos confrères partant ave nous était de cette paroisse et le Curé l’avait invité à chanter la Grand messe. A la fin, on nous a chanté le chant de départ, et on nous a invités à bénir les assistants. Vers les 2 heures à la procure, nous avons et la bénédiction du Saint Sacrement donnée par le Père Pontiranne, provicaire de la Chine occidentale ( ?), qui était venu en France refaire sa santé et qui repartait avec nous. Après cette cérémonie, nous sommes descendus dans la rue où l’omnibus nous attendait pour nous conduire au bateau. Nous étions 18, les quinze partis de Paris, le père Pontiranne, le père Dupuis, missionnaire du Tonkin qui était venu refaire sa santé en France et un père qui allait dans la mission de Pondichéry.

A notre arrivée sur les quais, nous apercevons le Salazie déjà sous pression, prêt à nous emporter vers les rives lointaines. Tout peinturé de neuf, avec une longueur de 138 mètres et une largeur de 18 à 20 mètres, c’était peut-être le plus beau bateau qu’il y eût ce jour-là dans le port de Marseille. Il a de dix à douze mètres de profondeur. Il est tout en fer, sauf le pont et les cloisons des cabines qui se trouvent à l’intérieur. Au fond se trouve la cale aux bagages, les machines, et au dessus, les cabines, les salles à manger; au-dessus, le pont avec les salons des officiers, les appartements du commandant, les salons des 1ere et 2eme classe. Nous étions 193 passagers à bord du bateau. La plus grande partie étaient des employés du gouvernement qui se rendaient en Indo Chine. Il y avait aussi 16 religieuses de l’ordre des Dames de St Maur, et une religieuse Carmélite. Il y avait en outre 4 pères de la Compagnie de Jésus et deux frères de la même Compagnie. Vers les quatre heures, la cloche avertit ceux qui sont venu accompagner les passagers sur le bateau et qui ne doivent pas partir de descendre à terre. Nous disons adieu à nos pères procureurs de Marseille et nous tâchons de nous installer dans nos cabines.

Ensuite, on retire les amarres qui retenaient le bateau sur les bords du quai et le Salazie s’ébranle, remorqué par deux petits vapeurs jusqu’à la sortie du port. Il s’avance, majestueux, au milieu des bateaux qui attendent dans le port. Ceux qui sont resté à terre agitent leurs mouchoirs pour dire un dernier adieu aux parents ou aux amis qu’ils viennent d’embarquer. Puis, le bateau une fois sorti du port, les machines fonctionnent, la vitesse augmente. La ville de Marseille disparaît bientôt à nos yeux, mais pendant longtemps encore nous apercevons la statue de Notre Dame de la Garde qui, du haut de son rocher veillera sur nous pendant le voyage. Jusqu’à la nuit nous apercevons encore la côte de France. Puis tout se perd dans les ténèbres et chacun de son côté pense à ceux qu’il a quittés et qu’il aura (Sic) désormais si loin. Mais nous autres, nous savons que c’est pour Dieu que nous quittons notre famille et notre patrie, et que Celui qui récompense un verre d’eau donné en son nom saura bien rémunérer au centuple notre sacrifice et celui que nous imposons à ceux qui nous aiment.

Puisque nous sommes déjà en mer, il faut que je vous parle un peu des funestes effets du mal de mer. Dès le premier soir parmi nos confrères, plusieurs se sentent la tête lourde, ils ne soupent pas, ils ont la nausée. Peu à peu, l’estomac se soulève, des vomissements viennent. Cependant, le plus grand nombre attend le lendemain. Quelques uns ne sont nullement atteints. Au bout de deux ou trois jours presque tous nous avons le pied marin et nous ne risquons plus rien à condition que la mer reste calme, car quand le bateau remue un peu fort d’un côté à l’autre, ce qui s’appelle le roulis, ou qu’il y a du tangage, c'est-à-dire que tantôt l’avant s’abaisse et l’arrière monte, et tantôt l’arrière s’abaisse et l’avant monte, l’estomac est aussi facilement soulevé ! Parmi nous, 2 ou 3 ont été malades presque tout le temps. Quant à moi, pendant toute la traversée, je ne me suis senti mal à l’aise que 3 ou 4 jours, et encore je n’ai vomi qu’un repas.

Voici quelle est la vie à bord des bateaux des Messageries. On se lève quand on veut. On peut prendre du café, du lait ou du chocolat, comme on veut, jusqu’à 9 heures. A 10 heures et demie, un premier repas avec viande, légumes, dessert, café, et à 1 heure de l’après-midi on peut aller prendre du bouillon, de la viande froide et du fromage. A quatre heures, il y a du thé chaud avec des gâteaux. A 7 heures, nouveau grand repas comme à dix heures et demie. A 9 heures, thé avec des gâteaux. Nous autres, nous étions huit dans une cabine et sept dans une autre. L’air y pénétrait avec peine, avec la chaleur qu’il faisait, il n’y avait pas moyen d’y habiter. C’étaient des cabines qu’on n’affectait aux secondes que lorsqu’il y avait trop de passagers, car autrement elles étaient prévues pour les troisièmes. Ceux qui avaient des cabines de seconde n’avaient que quatre lits au lieu de huit, et de l’air en plus. Ne pouvant coucher dans les cabines, nous passions la nuit sur le pont, étendus sur une chaise longue que nous avions achetée avant de partir de Marseille, avec une couverture pour nous parer de l’air frais. Ce repos ne valait pas celui du lit, mais il était suffisant. D’ailleurs, durant la journée, nous pouvions rattraper le sommeil qui nous avait manqué pendant la nuit. Beaucoup de passagers, à cause de la chaleur, nous imitaient et couchaient sur le pont, d’autant que tous avaient des chaises longues. C’était un plaisir de voir tout ce monde après midi étendu le long du pont sur ces chaises. Les passagers de 1ere classe et de 2eme classe, parmi lesquels nous étions, étaient ensemble et avaient la plus grande et la plus commode partie du pont. Ceux de 3eme et de 4eme classe étaient séparés. Les différentes classes prenaient leurs repas séparément.

Pour ne pas être privés de tout secours spirituel, nous avions demandé au capitaine Nègre, commandant du bateau, s’il ne pourrait pas nous donner une cabine où nous puissions célébrer au moins 2 tous les jours la Sainte messe. Il s’est trouvé qu’il y avait une cabine libre, et il nous l’a accordée. Lorsque la mer était calme, 2, chacun à son tour, disaient la messe et les autres faisaient la Sainte Communion. Le dimanche, des passagers ayant demandé à ce que nous disions la messe sur le pont, une messe était dite dans le salon des 1ere classe, pour les passagers qui désiraient y assister. Parmi eux se trouvait un lieutenant colonel avec sa dame et ses quatre enfants. Il revenait à Saïgon, où était son régiment. C’est d’ailleurs lui et sa dame qui avait demandé au Commandant de permettre la messe. Revenons-en maintenant à notre voyage. Vers minuit, des coups de tonnerre effrayants se font entendre, des éclairs sillonnent les nues et la pluie oblige ceux qui couchaient sur le pont à descendre dans l’intérieur.

Cependant, la mer reste calme. Le matin, (lundi 22 août) en se levant, un soleil resplendissant éclairait les flots et nous arrivions en face des côtes de Corse et de Sardaigne. Nous apercevons le Stromboli, volcan qui dépasse les sommets environnants dans les îles Lipari. Des deux côtés, on aperçoit des rochers abrupts et au pied, de petits villages avec quelques barques qui stationnent au bord de la mer. Vers le soir, les goélettes, sortes d’oiseau de mer avec un bec très gros et très long, voltigent autour du bateau. Le mardi matin, nous arrivons dans le détroit de Messine. Nous tombons de Charybde en Scylla sans nous en apercevoir. Ces monstres fabuleux, qui faisaient tant de peur aux matelots de l’Antiquité, n’ont pas la gueule assez grande pour engloutir les gros vapeurs de nos jours, et ces courants d’eau que les anciens avaient appelé des monstres parce qu’ils rendaient ces passages dangereux à leur navigation, nous les avons passés sans nous en apercevoir. Nous apercevons successivement les villes de Messine et de Reggio. Sur les bords de la mer, les collines verdoyantes s’étagent les unes sur les autres et de petits villages agrémentaient le paysage. On y apercevait des vignes qui paraissaient avoir un bel aspect. Cà et là, nous apercevons de petits bateaux à voile qui font le cabotage. On aperçoit sur les flancs des coteaux des torrents qui viennent se jeter dans la mer. De loin, ils font l’illusion d’une route. La nuit de mardi à mercredi est bonne. Mais, vers les 3 ou 4 heures, la mer devient houleuse. Le bateau commence à danser, le tangage et le roulis sont très forts. On ferme les petites ouvertures qui donnent l’air dans les cabines et qu’on appelle sabords. Ce sont les fenêtres des bateaux. C’est une espèce de porte en fer de 50 centimètres carrés qui s’ouvre par le bas. A l’intérieur se trouve un morceau de verre rond de 15 centimètres de diamètre, qu’on ouvre lorsque la mer, sans être grosse, pourrait cependant entrer par le sabord. Le père Dupuis, dont je vous ai parlé au départ de Marseille, avait son lit sous le sabord, et on avait oublié de fermer ce petit rond qu’on appelle le « hublot ». Tout à coup, une vague rentre par le hublot et inonde le lit. Réveillé en sursaut, il se croyait déjà dans la mer. Il était mouillé comme un rat, et son lit de même. Depuis, quand la mer était grosse, il faisait bien attention si le hublot était fermé. La mer était un peu forte, mais le vent venant par derrière, le bateau bougeait très peu. On apercevait des vagues de 5 ou 6 mètres de hauteur. La mer se moutonnait. On appelle moutons l’écume que font les vagues en se cassant au sommet, et sont l’indice d’une mer houleuse, surtout quand ils sont serrés. Le soir, un phare nous annonce que la terre n’est plus loin.

Jeudi 25 août. La mer est très calme. Le matin, nous croisons la Malle des Indes, bateau poste anglais. Dans la soirée, j’ai écrit quelques cartes postales et une lettre pour vous autres. C’est ce jour-là que, au moment de mettre l’adresse, la lettre que je venais de terminer s’envola à la mer. J’en fus quitte pour recommencer. Après souper, nous passions la soirée à l’arrière du pont, à causer ensemble, à tâcher de faire passer le temps. Puis on récitait en particulier le rosaire, on faisait sa prière du soir et on allait prendre un peu de repos.

Vendredi 26 août. Nous arrivons à Port Saïd. Vers les 8 heures du matin, on commence à apercevoir la terre. Arrivés à l’entrée du port, un petit vapeur amène le pilote, officier de marine habitué au port et qui est chargé de diriger le bateau, afin qu’il n’arrive pas d’accident. Une fois arrivés sur les quais, on débarque la poste et nous autres nous descendons ensuite à terre. Comme nous sommes assez loin du bord de la mer, nous prenons une barque pour nous y conduire. Arrivés à terre, nous trouvons des figures noires ou basanées, ou « teint bronzé » qui s’offrent à nous servir de guides. Nous en prenons un et nous allons visiter un peu la ville. Ces (une ligne illisible) descend jusqu’au genou, et une petite veste ; ainsi, ils paraissent assez à leur aise. Notre guide allait tellement vite qu’il n’y avait plus moyen de le suivre. Le bateau ne s’arrêtait que 3 heures, nous devions bientôt être à bord. D’ailleurs, dans ces pays, il fait une chaleur insupportable et on n’a guère envie de s’y promener longtemps. A onze heures et demie, nous rentrons sur le Salazie. Là, nous trouvons des marchands de cartes postales d’ (illisible) et d’objets fabriqués dans le pays. Tous veulent nous vendre quelque chose. A force de marchander, on arrive facilement à leur faire donner pour 1 fr. ce dont ils demandaient tout d’abord 5 francs ou davantage ; trop heureux qu’ils sont quand on veut bien leur acheter quelque chose. Tout autour du bateau, sur de toutes petites barques, des enfants de 8 à 13 ans ayant pour tout habit un petit morceau de toile autour des reins jusqu’au-dessous du genou, crient : A la mer ! A lamer ! Un sou à la mer ! Ils demandent à ce qu’on jette un sou dans la mer pour aller le chercher. C’est un plaisir de les voir plonger et rapporter avec un air triomphant, entre leurs dents, le sou qu’on avait jeté. Parfois, plusieurs plongent en même temps pour le même sou. C’est très amusant de les voir faire. Pendant ce temps, une centaine de Noirs vêtus comme les nageurs étaient en train de fournir en charbon le bateau. Il faut que je vous raconte l’histoire qui est arrivée à l’un des nôtres à Port Saïd. Il voulait aller visiter la mosquée des Musulmans. Mais au moment d’entrer il s’est senti pris au collet et on lui a montré le chemin de la porte. Auprès du bateau, un tas de barques se disputaient pour prendre les passagers et les conduire à terre. Les agents de police criaient, les autres de même, il n’y avait pas moyen de s’entendre.

A midi le bateau démarre et nous quittons le port pour continuer notre voyage. Bientôt après, nous entrons dans le canal de Suez, à l’entrée duquel se trouve la statue de Ferdinand de Lesseps, le grand ingénieur Français qui a conçu et fait exécuter cette œuvre gigantesque qui rend tant de services. Comme le canal est étroit et que les vagues que le bateau projette sur les côtés abîment les côtes, les bateaux doivent aller très doucement. Nous avons mis une nuit pour le traverser. De plus, nous avons fait la rencontre de trois bateaux (illisible) de large, mais il y a des endroits pour se garer. Pour cela, il faut amarrer, démarrer après, les matelots crient de tous côtés, les machines grouillent ( ?), il n’y a pas moyen de dormir.

Vers les 7 heures le samedi (27 août) nous arrivons à Suez. Le bateau s’arrête pour y prendre la poste, mais les passagers ne descendent pas. La poste arrive, nous repartons, et cette fois nous sommes dans la mer Rouge. Cette mer est étroite et des deux côtés il y a des sables brûlés par le soleil, ce qui fait que la chaleur y est presque insupportable, quand il ne fait pas d’air surtout. Nous avons eu heureusement un peu de brise, pas bien fraîche peut-être, mais qui tempérait cependant la force de la chaleur. Des deux côtés on apercevait des montagnes et le désert. Le vent dans les endroits plats soulève des tourbillons de poussière. Nous apercevons la montagne où Moïse, d’après la tradition, reçut la loi. Dans la mer, les poissons sentent la chaleur et de temps en temps on en voit sauter au-dessus de l’eau. On rencontre de petits îlots de temps en temps. Sur le pont, on ramasse deux oiseaux qui viennent s’y abattre, probablement touchés par la chaleur. Un ressemble à une bergeronnette. Un petit môme ( ?) lui met du Reeba ( ?)avec ces ( ?) souvenir et le relâche. L’autre est une hirondelle échaudée qui ne tarde pas à crever. Nous continuons toujours à voyager sur la mer Rouge. La mer y est très calme, mais le soleil est chaud. De temps en temps, on aperçoit dans la mer des marsouins, sortes de gros poissons de plusieurs mètres de long, avec une espèce de museau proéminent qui se promènent par groupes . On aperçoit aussi des troupes de cormorans, espèces de gros oiseaux qui se promènent sur la mer et vivent de poissons.

Mercredi 31 août, nous arrivons à Aden. Nous nous y arrêtons 3 ou 4 heures, juste le temps de faire du charbon pour le voyage. Comme le bateau s’arrête en mer, nous prenons une barque pour descendre à terre. Nous allons rendre visite aux bons pères franciscains qui desservent l’Eglise Catholique. Ils nous reçoivent très bien et nous offrent un petit rafraîchissement. Nous allons ensuite faire une petite promenade dans la ville. Les petits Noirs avec le petit morceau d’étoffe autour des reins nous suivaient en nous demandant des bakchiches, c'est-à-dire des sous. Aden est une ville bâtie sur des rochers arides ; le sol est brûlant ; nous avons vu une caserne anglaise et quelques maisons. Mais la chaleur était tellement forte, le sol tellement brûlant, que nous sommes rentrés au bateau, car nous aurions bien pu prendre une insolation, peu habitués que nous étions à ces grandes chaleurs.

A midi, nous quittons Aden et nous continuons notre voyage vers l’Océan Indien. Jusqu’au lendemain, tout va bien. Mais vers le soir du 1er septembre, la mer devient houleuse, le mauvais temps s’accentue pendant la nuit, le mal de mer recommence à faire fureur. Nous passons le cap Gardafiri pendant la nuit et nous sommes définitivement dans l’océan Indien.

Vendredi 2 septembre, nous apercevons les îles Socotra. La mer est toujours grosse. Comme nous sommes au temps de la mousson, les courants sous-marins impriment au bateau un mouvement de roulis et même de tangage, très désagréable. Cependant, on s’y fait un peu, la plupart n’ont plus le mal de mer. A cause de la grosse mer, le dimanche suivant il n’y a pas de messe sur le pont, de peur d’accident. C’est dans l’océan Indien que nous voyons pour la première fois des poissons volants, poissons ressemblant beaucoup à des sardines avec des ailes de cigale. On les voyait voler par troupes de plusieurs centaines. Il faut que je vous raconte une petite aventure qui est arrivée à un frère jésuite, alsacien, qui était la bonté même. Il était atteint du mal de mer et il se rendait rapidement dans sa cabine, car il sentait que son estomac avait quelque chose à restituer. Il y rencontre un garçon d’hôtel qui arrangeait les lits. Il lui dit de se serrer, mais au même instant, il répand sur le dos et la tête du pauvre homme tout ce qu’il avait de trop dans l’estomac. Lorsqu’il nous a raconté son aventure, il nous a bien amusés.

Enfin, après une navigation de 7 jours sans arrêt, nous arrivons à Colombo le mercredi 7 septembre. Après avoir vu des pays brûlés par le soleil comme Port Saïd et Aden, Colombo produisait sur nous le meilleur effet. Ce n’est pas qu’il n’y fasse pas très chaud, plus chaud peut-être qu’à Aden, mais il y a de l’eau en quantité, aussi il y a une végétation luxuriante. C’est, dit-on, un printemps perpétuel. L’hiver est inconnu dans ces contrées, mais je crois qu’en fin de compte nos pays d’Europe valent beaucoup mieux comme climat. On cuit dans ces pays tropicaux, et je vous avoue que la soutane nous pesait beaucoup. Ici, les prêtres ont une soutane blanche très fine pour l’intérieur, et quand ils sortent, une soutane noire très ample et très fine aussi. De tous côtés on voit des palmiers, des bananiers, des cocotiers, arbres aux larges feuilles vertes. Dans ce pays les moyens de locomotion sont multiples. Il y a des voitures avec des chevaux, d’autres traînées par des buffles, mais on s’en sert surtout pour les chars ; d’autre traînées par des hommes, on appelle ces dernières des pouspous. Il y a juste la place d’un homme dessus. Celui qui traîne se met entre les deux brancards réunis par une tringle en fer ou en bois, et il s’en va au galop ; c’est presque aussi rapide qu’une voiture avec un cheval, et les fiacres de Paris ne vont pas aussi vite que ces pouspous que nous rencontrerons désormais dans tous les ports où nous nous arrêterons. Il y a aussi des tramways. Nous en prenons un pour nous rendre à l’évêché, où se trouve le séminaire de la mission des Oblats de Marie, et où nous pouvons tous dire la Sainte Messe. Après quoi nous déjeunons. On nous offre des bananes, sortes de fruits allongés ayant un peu le goût de la pomme. Ensuite, nous visitons un peu la maison. Les séminaristes, au nombre de 28, nous apportent des noix de cocotier, espèces de fruits ayant la forme d’un œuf, mais aussi gros qu’une carafe, et contenant une espèce de liquide très doux et qui désaltère bien ; mais si on en prend beaucoup, c’est bientôt fade. Les séminaristes étaient tous du pays ; ils étaient en soutane ; ils nous ont paru très aimables. Nous avons peu causé avec eux, car ils ne connaissaient pas le Français, et nous autres ne comprenions ni leur langue maternelle, ni l’Anglais, qu’ils doivent savoir nécessairement car Ceylan est une colonie anglaise. Le bateau devant repartir à midi, nous remontons sur le tramway et nous allons retrouver le Salazie. A Colombo, nous avons laissé 6 de nos confrères qui se rendaient dans les missions de l’Inde. Nous leur avons dit adieu sur cette terre en leur souhaitant un ministère fructueux et au revoir au ciel. Il y eut aussi deux Pères et un Frère Jésuites à descendre, ainsi que le frère de M.Gabriel qui était venu avec nous à Marseille et qui allait dans la mission de Pondichéry. Quant aux autres, sauf celui qui devait rester à Saïgon, nous étions à peine au milieu de notre voyage ; alors nous remontons pour continuer notre route vers le port ardemment désiré.

Jeudi 8 septembre. J’ai le bonheur de célébrer la Sainte Messe. C’était le jour de la Nativité de la Ste Vierge, et c’est pour cela que j’étais content que mon tour d’offrir le saint sacrifice arrive ce jour-là. J’ai bien prié la bonne Mère du ciel de vous bénir et de vous protéger. La mer était encore un peu houleuse ; vers le soir, la pluie tomba en assez grande abondance. A ce moment, les vagues paraissaient énormes au loin, car le soleil qui d’ordinaire par son reflet, les fait paraître moindre qu’elles ne sont, n’avait plus son action. Le même temps continua le vendredi.

Le samedi 10 septembre, nous entrions dans le détroit de Malacca et alors la mer, abritée des vents de tous côtés, fut très calme. Le dimanche, nous pûmes avoir la messe sur le pont.

Puis enfin, le lundi (12 septembre) vers les onze heures du matin nous arrivions dans le port de Singapore. Notre procureur dans cette ville, ainsi que plusieurs missionnaires de l’île de Malacca que nous avions connus au séminaire, étaient déjà depuis quelques temps sur les quais, à attendre notre arrivée. Aussitôt que la sortie est libre, nous descendons à terre, on nous fait monter dans des voitures traînées par de tout petits chevaux et en route pour la procure. On nous attendait pour dîner, aussi on nous a tout de suite servis car il était déjà près d’une heure de l’après-midi et on supposait que nous devions avoir faim. Notre procureur avait loué les voitures pour la soirée ; après dîner, il nous a envoyé faire une petite promenade au jardin zoologique de la ville. Il n’y avait rien de bien extraordinaire : quelques serpents, des singes, des aigles, un porc-épic et quelques petits oiseaux. Il y avait surtout de la verdure, des palmiers, des cocotiers, des bananiers. Notre visite au jardin terminée, nous sommes revenus en voiture à la procure, où on nous a fait prendre un petit rafraîchissement, et après avoir dit adieu au procureur et aux missionnaires qui étaient venu nous voir, nous nous dirigeons vers le bateau qui allait partir vers les 6 heures du soir. Mais arrivés à bord, on nous dit que le bateau ne partirait que le lendemain vers les 7 heures du matin. La raison en était qu’un accident s’était produit dans les machines. On s’en était déjà aperçu avant d’arriver à Singapore et on avait dû ralentir la marche, mais on ne croyait pas que ce fût grave, et on pensait pouvoir aller ainsi jusqu’à Saïgon où, le bateau devant rester deux jours, il serait plus facile de l’arranger. Mais après examen de la machine à Singapore, non vit que le mal était plus grand qu’on ne pensait, et qu’une réparation provisoire immédiate était nécessaire pour pouvoir tenir la mer sûrement jusqu’à Saïgon, à cause des vents violents qui souvent occasionnent de petites tempêtes dans ces parages. Il était trop tard pour revenir coucher à la procure, car il n’y avait rien de préparé pour cela, nos procureurs n’ayant pu prévoir cela. Après avoir fini notre souper sur le bateau, pour passer le temps nous avons traversé la partie Chinoise de la ville de Singapore et nous sommes allés jusqu’à la ville qu’on appelle Européenne, car c’est surtout dans cet endroit que se tiennent les Européens.

Le lendemain 13 septembre vers les 9 heures, nous quittions le port de Singapore.

Le jeudi 18 septembre, nous arrivions à Saïgon. On fit partir un coup de canon sur le bateau pour saluer la terre Française que nous touchions pour la 1ere fois depuis Marseille. Sur les quais, notre procureur et quelques confrères attendaient notre arrivée. Aussitôt descendus, nous nous sommes rendus à la procure. Nous y avons retrouvé une dizaine de nos confrères partis 18 jours avant nous et destinés au Tonkin. Le bateau qui les portait de Saïgon à Hanoï alla buter contre un rocher et fit naufrage : ils furent recueillis avec leurs bagages par un bateau de chargement Anglais qui les ramena à Saïgon. Ils attendaient un nouveau bateau pour continuer leur route. Nous y avons aussi trouvé plusieurs missionnaires de passage. A midi, le dîner a un peu réparé nos forces. A Saïgon, le climat est très chaud et très humide à la fois, et cette température reste très élevée pendant la plus grande partie de l’année ; en hiver cependant, elle descend quelquefois jusqu’à 16 degrés au-dessus de 0 centigrade, température qui est loin d’être froide. Depuis midi jusqu’à 4 heures du soir, il serait imprudent de sortir à cause du danger de prendre un coup de chaleur ou une insolation. Vers les 4 heures, nous allons rendre visite à Monseigneur Moreau, évêque de Saïgon, dont la résidence touche à la procure. Puis nous allons voir le curé de la Cathédrale. La ville de Saïgon est une ville bâtie à la Française : c’est peut-être la plus belle de tout l’Extrême-Orient. Les maisons sont très vastes, avec des vérandas, ou couloirs, à tous les étages et possédant un grand nombre d’ouvertures sur toutes les faces, afin de faire circuler un peu d’air au milieu de cette température toujours chaude. Les plus beaux monuments sont le palais du gouverneur d’Indo-Chine, qui actuellement réside à Saïgon, et la Cathédrale. Devant la Cathédrale, on a élevé la statue du premier évêque de la Société, Monseigneur Pigneau de Behaine, qui est un des fondateurs de la colonie et que les Souverains Ammanites avaient en grande vénération. J’ai fait le tour de la ville en voiture avec l’ancien procureur général, qui est maintenant impotent. Elle est verte, les rues sont larges et elle est très agréable avec ses jardins verdoyants. Le soir a près souper, comme il n’y avait pas assez de place à la procure, on nous a envoyés coucher au séminaire de la mission de Saïgon. Nous y avons retrouvé d’anciennes connaissances du séminaire et nous avons causé un peu avant de nous mettre au lit. La nuit n’a pas été très bonne. Nous n’étions pas tout d’abord habitués à coucher sur des nattes, sorte de treillis fait avec du bambou ou d’autres branchages flexibles, suspendus sur 3 ou 4 ficelles ; de plus, la chaleur était accablante et malgré les moustiquaires, sortes de gaze grossière qui entoure les lits, les moustiques trouvaient moyen d’arriver jusqu’à nous pour nous piquer. Le lendemain, réveil en musique pour les paresseux que le tamtam n’avait pas réussi à réveiller. En effet, à cinq heures et demie, on entend un bruit formidable dans le séminaire. C’étaient les élèves du séminaire qui faisaient leur prière du matin, ou plutôt qui la chantaient, car la langue Ammanite produit l’effet d’un chant, ramenant à peu près toujours les mêmes modulations. Pour ceux qui n’étaient pas habitués à cette harmonie d’un nouveau genre, il y en avait plus qu’il n’en fallait pour secouer leur sommeil. Nous sommes allés ensuite dire la messe à la Cathédrale , d’où nous sommes rentrés à la procure. Le soir, nous avons embarqué nos confrères naufragés du Tonkin et un autre missionnaire pour le Siam : leur départ ayant fait de la place, nous avons pu rester coucher à la procure.

Le samedi (20 septembre) vers les 4 heures, c’était à notre tour de quitter la procure pour retrouver notre bateau et à 8 heures nous quittions Saïgon.

Le 21 septembre à 8 heures du soir nous entrions dans le port de Hong-Kong, vaste bassin d’eau protégé de tous côtés par des îles et où les bateaux trouvent d’ordinaire un abri sûr contre les typhons, vents violents qui ravagent tout sur leur passage et occasionnent bien des avaries aux bateaux qu’ils rencontrent en mer, quand ils ne les détruisent pas. Ce port appartient aux Anglais. C’est, dit-on, l’un des plus commerçants du monde, le 2e ou 4e pour le nombre de bateaux qui s’y arrêtent. La ville est très curieuse, et c’est du bateau qu’on peut avoir le plus beau coup d’œil. Elle est bâtie en amphithéâtre sur les flancs d’une montagne formant demi cercle. Les maisons sont bâties sur le roc et semblent étagées les unes sur les autres. Elle est, je crois, unique dans son genre. Les voitures ne peuvent pas circuler dans l’intérieur de la ville à cause de la déclivité des rues que l’on pave en forme d’échelons, de sorte que le pied est arrêté et on risque moins de glisser. La procuré étant assez élevée, nous avons fait l’apprentissage de ces rues. Nous avons vu une construction : c’étaient des hommes qui transportaient sur le dos les matériaux nécessaires. Les Anglais se sont ingénié à mettre de la verdure au milieu de tout cela, ils ont fait des jardins publics et la ville et la montagne offrent un tableau original, dont on peut difficilement se faire une idée si on ne l’a pas vu. Nous avons passé la soirée et la nuit à la procure. Le lendemain, messe à la Cathédrale, visite de l’école des frères, et une petite promenade au jardin public. A 10 heures, dîner à la procure et retour au Salazie qui devait quitter le port à midi.

En sortant du port, nous voyons de tous côtés de petite îlots, les uns verdoyants, les autres ne montrant que le rocher nu ; après une heure, nous sommes de nouveau dans la haute mer et nous voguons à toute vapeur, nous faisons même la course avec un bateau américain parti du port en même temps que nous. Tout alla bien jusqu’à 10 heures du soir. On avait compté sans les chaudières du Salazie, qu’on avait encore aventurées pour ce voyage mais qui étaient, la compagnie et les mécaniciens le savaient bien, à bout de service. Tout d’un coup, sans que l’on sache pourquoi tout d’abord , le bateau s’arrêta et de tous côtés on lâche la vapeur. Peut-être si on avait attendu un quart d’heure de plus, une chaudière pouvait sauter et nous faire faire à tous un plongeon dans la mer avec le bateau. On en a été quittes pour un peu de peur de la part de ceux qui s’en sont aperçu, car il y en avait qui étaient déjà au lit, et pour remettre la machine sous pression. Puis on a repris la marche en avant, mais à une plus faible allure.

Le vendredi 23 septembre vers les 2 ou 3 heures de l’après-midi, nous avons aperçu une partie de la flotte française d’Extrême Orient qui revenait de Shanghaï à Saïgon. Il y avait quatre vaisseaux, parmi lesquels le Montcalm, vaisseau amiral. Ils sont passés à portée de vue, et nous avons salué le drapeau français.

Le lendemain samedi, 24 septembre (1902) vers les 9heures du matin, nous arrivons devant la ville de Shanghaï et nous descendons à la procure des Missions Etrangères pour nous reposer quelques jours en attendant que nous puissions remonter le fleuve bleu. Au moment où je vous écris ces dernières lignes, nous venons de recevoir avis que nous pouvons nous mettre en marche quand nous le voudrons. Nous sommes aujourd’hui 4 octobre, et dans 3 ou 4 jours nous serons déjà partis. Nous en avons pour un mois ou un mois et demi sur le fleuve. Je ne pourrai vous écrire de nouveau que de Tehong-King probablement. Ne soyez donc pas étonnés si la lettre tarde un peu à arriver. D’ailleurs, dorénavant, tant que vous n’aurez pas été 3 ou 4 mois sans avoir de mes nouvelles, vous n’aurez pas besoin de vous tracasser sur mon compte. Ce qui ne veut pas dire que je ne vous écrirai pas souvent, mais si une lettre vient à se perdre, ce qui n’est pas rare en Chine, on est tout de suite pour 3 ou 4 mois sans lettre. J’espère bien que de votre côté vous m’écrirez au moins une fois par mois sans tenir compte que vous avez reçu ou non une lettre de ma part. Racontez moi un peu les nouvelles du pays et ce qui se passe à la maison. Arrivé à destination, je vous raconterai mes impressions et peut-être, si j’en ai la facilité,, je vous enverrai un petit aperçu de ce qu’on y trouve. On ne nous habillera en Chinois qu’à Tehong- King ; je tâcherai alors de vous envoyer ma photographie. On nous a déjà donné notre nom chinois. Il s’écrit comme vous le voyez, par côté car en Chinois on écrit de haut en bas. Il est composé de 3 noms chinois. Ki, saison. Pè, oncle. Ki, favorable. En face de chacun, j’ai mis la prononciation en lettres françaises et la signification en français. Cependant, dans les adresses, c’est Gibergues qu’il faut mettre, autrement on ne me trouverait pas. Ce n’est que pour les passeports et les affaires que nous avons un nom chinois. C’est le petit jeune homme de Tehong-King, qui me l’a écrit, car je ne connais encore rien en fait de chinois. J’ai mal écrit car j’étais pressé et je n’ai pas le temps de relire. J’espère cependant que ce compte rendu vous intéressera. Vous le ferez passer à St Igest car c’est trop long pour en faire un exprès pour leur envoyer. Je leur ai écrit que vous le leur enverrez une fois que vous l’aurez lu. Bien le bonjour à Mr le Curé, à Rosalie, à Mlle Octavie et à Mme Garrigou. Bonne santé à tous et que le Bon Dieu vous bénisse.

La prochaine lettre vous viendra probablement de Tchong-King ; ne vous étonnez pas si elle tarde un peu. En attendant le plaisir de recevoir de vos nouvelles, je vous embrasse tous, parents, frères et sœur, et je termine en me disant

Votre fils et frère affectionné Cyrille Gibergues, mis.ap.

Voici mon adresse : Mr Cyrille Gibergues, Mission catholique à Tehong-King, par Shanghaï (Chine)

A cette adresse, les lettres m’arriveront toujours. S’il y avait des affaires très graves, même les dépêches m’arriveraient : il y a une poste française à Tchong-King. C.G.