L'Odyssée du paquebot SINAÏ de Valona à Asinara avec 1600 prisonniers autrichiens
 

Rapport manuscrit du commandant Cauchois,
copié aux Archives de la Chambre de Commerce et d'Industrie Marseille-Provence.

Rapport général du Voyage
Exercice 1915

Réquisition

Paquebot : le « SINAÏ»
Commandé par M. Cauchois

Communiqué au Conseil le 18 février 1916

Par ordre de Monsieur le Directeur,
 ce rapport étant confidentiel,
n’a pas circulé dans les services


Voyage du 21 décembre 1915 au 6 janvier 1916
Escales :                       Arrivées                        Départs

Marseille                                           21 décembre à 10h30

Malte                   24 décembre à 13h15         26 décembre à 16h30

Gallipoli               28 décembre à 12h30         28 décembre à 20h30

Valona                  29 décembre à 8h45          30 décembre à 14h30

Asinara                 2 janvier à 14h00           5 janvier à 15h 30

Marseille               6 janvier à 17h30
 

 
 
 

Appareillé de Marseille (traverse de l’abattoir) le mardi 21 décembre à 9h30 au lieu de 6 h pour attendre l’ARMENIE avec lequel nous devions faire convoi et qui attendait des papiers de la Marine. Notre départ ayant été précipité et devancé de 36 heures, il m’a fallu quitter Marseille avec un chauffeur et trois soutiers en moins, le temps nous ayant manqué pour remplacer ces hommes.
Sorti du port à 10 h et mis en route libre à 10h30. Beau temps légèrement brumeux, jolie brise de NNW, houle du vent, tangage et roulis. Contourné Riou à 11h30 et fait route en longeant la côte sud de France conformément aux instructions reçues.

Le 22 beau temps clair, calme de vent et de mer. Travers San Remo à 0h32. E et O avec le Giraglia (Cap Corse) à 9h13. A 9h30, le sémaphore de Capraya nous signale de nous faire connaître. Hissé notre numéro. A 12h30, l’ARMENIE  nous signale que vers 14h00 il fera l’essai de ses canons et de ne pas nous inquiéter. Remercié.

Le 23, beau temps, ciel et horizon nuageux, presque calme la matinée et petite brise de WNW ensuite. E et O avec Carbonara (pointe Sud de la Sardaigne) à 7h20. travers du Cap Bon à 21 milles à 20h.

Le 24, temps en partie couvert et à grains, faible brise d’WNW. travers de Pantellaria à 0h16 et arrivé devant La Valette (Malte)  à 13h15. Manœuvré au large en attendant des instructions (conformément aux ordres reçus au départ de Marseille). A 11h40 l’ARMENIE (qui possède la TSF) nous (mot manquant) un télégramme de l’amiral demandant pourquoi nous sommes venus à Malte et quelles sont nos instructions ? A 14h30 pris le pilote, à 15h30, mouillé dans la baie de Marsa Musceit (mouillage désigné par l’Amirauté)
Descendu à terre aussitôt la manœuvre terminée pour prendre des ordres. Le chef d’Etat-major m’informe qu’il va demander des instructions pour nous à l’Amirauté italienne et qu’il me fera connaître le résultat dès qu’il aura reçu une réponse.
Le 26 vers 11h30, l’Amirauté m’informe que nous appareillerons ce jour à 2h après midi pour aller mouiller en baie de St Paul (Malte) que le contre torpilleur COUTELAS nous conduira au mouillage (n’ayant aucune carte de ces parages) et que nous ne repartirons à la nuit suivant ordres qui nous seront donnés par COUTELAS.
Appareillé à 3h45 (le pilote s’étant fait attendre) sorti du port à 4h30 et mouillé tribord par 24 m en baie de St Paul à 6h30

Appareillé le 27 à 0h00, mis en route libre à 0h15. fait route en convoi avec l’ARMENIE et escortés par le contre torpilleur COUTELAS. Très beau temps clair, petite brise variable du nord à l’WNW mer belle. Travers du cap Spartivento (Calabre) à 15h45.

Le 28, très beau temps clair, faible brise variable mer belle. 2h45 croisé le NATAL de notre compagnie. Paré à manœuvrer à 12h30 pris le pilote à 12h45et mouillé devant Gallipoli (Italie) à 13 heures. Appareillé le même jour à 20h00, mis en route libre à 20h30. Fait route en convoi avec l’ARMENIE et escortés par les contre torpilleurs HENRI RIVIERE et MANZINI. Très beau temps. Calme de vent et de mer.

Le 29 beau temps faible brise de Nord mer belle. Travers du cap Santa Maria di Leuca à 0h58. A partir de 4h30 les convoyeurs nous font exécuter des routes en lacets (des sous-marins sont signalés dans nos parages. Doublé de vigilance). A 7h30 l’HENRI RIVIERE nous signale de le suivre. Contourné le Cap Linguetta à 500m, pour éviter le milieu du chenal qui est miné. Paré à manœuvrer à 8h45 et mouillé par 7 m de fond devant Valona à 9h.
Une demi-heure après avoir mouillé, le capitaine de vaisseau, officier d’Etat-major de l’Amiral italien commandant la base m’informe, enfin, sur le but de notre voyage : nous devons prendre 1600 prisonniers autrichiens pour les conduire à Asinara (au NW de la Sardaigne).
Etant donné le chiffre plus qu’important d’hommes à prendre, je demande à la base : un médecin (le bord n’en possédant pas) et une garde armée. On me donne 1 officier, 16 sous officiers et 37 caporaux et soldats (dont 15 carabiniers).
Commencé l’embarquement des prisonniers à 13h30 et terminé à 17h. La plupart de ces hommes sont exténués, rendus et ne sont plus que des squelettes ! Dans le courant de la 1ère nuit, six décès se déclarent parmi eux. A 17h15 changé de mouillage pour aller plus au large (ordre de la base). L’ARMENIE ayant du charbon à embarquer notre départ est fixé au lendemain.

Appareillé de Valona le jeudi 30 décembre à 14h,  mis en route libre à 14h30. Fait route ne convoi avec l’ARMENIE et escorté par un contre torpilleur italien qui doit nous convoyer jusqu’à Santa Maria di Leuca. Contourné le cap Linguetta à 400m à 15h30. temps nuageux, jolie brise de SE mer du vent. A 19h15 ayant perdu de vue le convoyeur fait route sur le détroit de Messine (route ordonnée par la base).

Le 31, beau temps clair, brise variable du sud à l’ouest. A 8h30, commencé à distribuer aux prisonniers des vêtements propres embarqués à Valona par l’intendance italienne et fait jeter à la mer au fur et à mesure les vieux vêtements. Travers du phare de Spartivento à 10h55. arrive sous le phare de Dell-Armi, le sémaphore nous signale que nous pouvons passer librement. Franchi le détroit de Messine sans incident, de 13h à 14h45. Travers de Stromboli à 19heures.

Le 1er janvier, temps nuageux petite brise de WNW. A 7 h, échange des vœux de nouvel an avec l’ARMENIE. A 8h, continue à distribuer des vêtements propres aux prisonniers.

Le 2, beau temps clair, horizon gras. Franchi les bouches de Bonifacio de 9h à 10h. Contourné le phare de la Testa à 10h30 et mouillé devant le Lazaret d’Asinara (Sardaigne) notre lieu de destination à 14h30. Descendu aussitôt à terre avec le docteur convoyeur pour arraisonner (formalité très laborieuse). A 19h, un docteur du Lazaret vient à bord pour prélever un morceau d’intestin d’un prisonnier décédé pour l’examiner.

Le 3 vers 9h30, ne voyant venir personne du Lazaret, envoyé le docteur convoyeur et le lieutenant pour rappeler que le SINAÏ est sur rade avec 1600 prisonniers dont un grand nombre sont moribonds et je prie l’administration du Lazaret de bien vouloir hâter leur débarquement avant que la peste prenne à bord. On me fait répondre qu’on ne commencera le débarquement que le lendemain et que l’on prendra d’abord les bien-portants (comble de l’ironie). Cette même administration, informée que des décès continuent à se produire à bord me fait dire d’aller les jeter à la mer et au large.
Vers 10h, deux hommes de l’équipage tombent malade (un second-maître et un matelot) le médecin convoyeur déclare qu’ils ont tous les symptômes du choléra. Isolé immédiatement ces deux hommes.

Le 4 vers 3heures un 3ème matelot est atteint du choléra ; il est également isolé. A 5 h, décès du matelot POURE Alfred, inscrit à Boulogne n°107.
En présence de cette situation des plus graves, descendu du Lazaret avec le docteur convoyeur pour informer la direction de ce service que notre situation n’est plus tenable et que l’épidémie gagne tout le navire, et qu’il faut à tout prix que l’on s’occupe de nous. Sur ma déclaration qu’à bord les cadavres s’entassent, on me répond qu’il faut les garder à bord, ainsi que les malades, le Lazaret n’ayant point d’installation pour les recevoir et que je vais enfin pouvoir débarquer nos prisonniers en un point de la baie à environ deux milles et demi de notre mouillage, mais que le débarquement se fera par les moyens du bord, l’administration sanitaire ne voulant pas contaminer ses chalands ! ! (c’est le comble de l’ironie qui continue).
Voilà l’assistance que nous avons trouvée auprès du Lazaret d’Asinara. A 1h, immergé le corps du pauvre matelot POURE Alfred. Une garde militaire étant à bord, les honneurs ont été rendus à cette victime du devoir.
Mouillé dans la baie de Straito à 14h. Commencé aussitôt le débarquement des prisonniers par les moyens du bord. Terminé à 19h. Plusieurs d’entre eux meurent pendant le trajet du bord à terre et ce sont nos matelots qui sont obligés de les débarquer, les prisonniers refusant de le faire. A 19h45, décès du matelot CLORISSE Patrice, inscrit à la Basse-Terre n°229. A 20h au retour des embarcations, un troisième matelot tombe malade et paraît avoir tous les symptômes du choléra. Il est  isolé aussitôt. A 20h, deux employés du Lazaret arrivent à bord avec leur matériel de désinfection et renvoient l’opération au lendemain matin faute de personnel.

Le 5 vers 6h30, immergé le corps du matelot CLORISSE Patrice. Désinfection d’une partie du navire avec deux hommes du Lazaret et quelques du bord.
Appareillé d’Asinara à 15h15 et mis en route libre à 15h30. Beau temps, petite brise d’ouest mer belle. Après le coucher du soleil, la brise fraîchit de l’WNW et la mer se fait du vent.

Le 6 temps clair, fraîche brise d’WNW halant le NW, mer grosse tangage violent. Le navire entièrement vide  de gouverne presque plus. Travers Porquerolles à 12h. A 13h50 le sémaphore de Sicie nous signale de nous faire connaître. Hissé notre numéro. Contourné Riou à 17h, arraisonné à 17h40 et mouillé devant le Frioul par 30 m de fond à 18h15. Filé 3 maillons et demi.

Le 7, temps clair  fraîche brise de NW au jour descendu à terre avec le docteur convoyeur pour aller à la santé arraisonner et demander des remorqueurs pour entrer dans le port. A 8h320 un seul petit remorqueur arrive mais, la brise fraîchissant de plus en plus avec des rafales très violentes, attendu une embellie pour faire cette manœuvre qui eut été dangereuse à ce moment. Vers 11h30 la brise ayant un peu molli, appareillé et entré dans le port du Frioul. Amarré à poste à 12h30. Nous sommes en quarantaine pour 5 jours.

Durant les tristes moments que nous venons de traverser, je tiens à signaler d’une façon toute spéciale le dévouement et l’abnégation que je n’hésite pas à qualifier d’admirables que j’ai rencontré dans tout le personnel en général et les trois canonniers de la Marine en particulier et je ne crois pas me tromper en disant que si l’administration  du Lazaret d’Asinara avait mis un peu plus de bonne volonté à nous aider pour débarquer nos prisonniers, nous n’aurions pas à déplorer la mort de nos deux braves matelots.
Le nombre total de prisonniers décédés pendant la traversée de Valona à Asinara s’est élevé à 132. Ce chiffre, quoiqu’élevé, est relativement faible étant donné l’état dans lequel étaient ces hommes quand ils ont embarqué.
Je crois en outre qu’il est de mon devoir de signaler qu’il est urgent, dans l’intérêt des troupes à transporter à l’avenir, et ce malgré la désinfection, de faire enlever toute la boiserie : parquets des entreponts, stalles à chevaux, etc, etc.. Pour permettre de nettoyer et de peindre tout l’intérieur du navire, et ce malgré la désinfection faite au Frioul.
Dans l’après-midi du 7, la brise fraîchit de nouveau et devient très forte durant la nuit.

Le 8, temps clair, bonne brise de NW à rafales. A 12h, l’officier  chargé de la désinfection du navire arrive à bord avec sa corvée et commence la désinfection aussitôt.
Dans l’après-midi, la brise fraîchit de plus en plus avec une extrême violence. Renforcé nos amarres en plus de nos deux câbles en fil d’acier, et malgré cela, vers 15h30, tout est arraché, tout casse et nous tombons sur le vapeur hollandais BILLITON de la Nederland auquel nous faisons des avaries, ainsi qu’à nous-mêmes. Envoyé de nouveau les amarres à terre en les raidissant légèrement pour nous maintenir parallèlement avec le hollandais car il nous est impossible de nous haler au vent car le vent souffle avec une telle violence que nous avons de la peine à nous tenir debout sur le pont. Même temps toute la nuit.

Avaries faites au BILLITON :

Echelle de babord détruite entièrement
Côté babord de la passerelle endommagé ainsi que l’installation du feu de côté et l’épontille soutenant la passerelle (tordue)
Le premier bosson de la chaloupe de bâbord est tordu et sa jonction extérieure disloquée
Le bord au-dessus du 2° hublot cassé ainsi qu’un morceau du pavois sur le pont des embarcations (château central)
A bâbord, 24 m de pavois avariés
Les épontilles sous le pont des chaloupes un peu tordues
Le fer à boudin du pont bâbord enfoncé sur une longueur de 8m
Un vidoir d’un mat de charge tordu
Le gouvernail d’une chaloupe perdu
 

Avaries au SINAÏ :

1. Baleinière tribord AR brisée et hors d’usage
2. Bossoir Av tordu
3. Echelle tribord AR totalement écrasée avec son bossoir arraché, tombé à la mer et perdu
4. Rambarde de l’Echelle tordue
5. Bossoir AR du life boat n°1 tordu
6. Collerette du hublot du 2nd mécanicien écrasée
7. Tuyau d’écoulement bureau du détail tordu
8. Recouvrement de la drosse AR extérieure en partie écrasée
9. Roulette de la tringle en parti écrasée
10. Crapaudine bossoir arrière baleinière cassée et arrachée
11. Remettre en place le bossoir de l’ancre à jet AR Tribord
12. Quatre avirons de la baleinière écrasés

Le 9, même temps, le coup de vent continue avec rage

Le 10 très beau temps

Le 11, beau temps. A 9h, l’officier chargé de la désinfection commence à désinfecter le navire à l’aide du Gaz Clayton et termine à 14h. A ce moment, vent de NW fraîchit de nouveau avec rafales. Egalisé nos amarres pour les faire forcer également.

Le 12, employé l’équipage à enlever les planchers des entreponts et les stalles à chevaux pour être prêts à jeter à la mer (ordre de la Marine)

Le 13, appareillé du Frioul en libre pratique à 10h30. Fait route pour aller au large de Planier jeter à la mer le bois des stalles à chevaux et des planchers. Débarqué la corvée devant le Frioul à 14h et entré dans le port Nord. Bouée n°5 à 15h45. Amarré à poste à 16h.

Santé générale :

L’état sanitaire du personnel du  navire a été parfait jusqu’à notre arrivée à Valona, mais après, le foyer d’infection que l’on nous a fait embarquer a tout modifié.
Le 7 à 15h, j’ai dû faire entrer à l’hôpital de Ratonneau (Frioul) le chef de bordée GREGORI et le matelot PORTANGUEN.

Le commandant :

E. CAUCHOIS
 
 

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©Philippe RAMONA 10/2/99