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La vie quotidienne à bord des paquebots des Messageries Maritimes:

Un voyage de Marseille à Yokohama en 1927

 
En 1927, le Père Joseph Bulteau embarque à bord du Sphinx, pour un voyage long de 55 jours, qui le conduira en Corée. Le dépaysement est total pour ce jeune missionnaire qui découvre alors un " monde " si différent et si éloigné de la campagne vendéenne dont il est originaire. Joseph aime écrire, sa correspondance est abondante, qui plus est, dans un français très correct. Il a soigneusement tenu un journal de bord quasiment quotidien, où il note dans les moindres détails ce qu’il vit, mais aussi ses impressions, ses rencontres parfois. A chaque escale, il envoie à sa famille son récit, précieusement conservé et parvenu jusqu’à nous.

Nous n’avons retenu ici que les passages les plus significatifs.

Pour vous aider à vous repérer dans les descriptions du texte, vous pouvez consulter la fiche sur le Sphinx.

A bord du Sphinx, ce 25 septembre 1927

Déjà deux jours que j’ai quitté les rivages de la France et il est bien temps que j’aille vous retrouver autrement que par le souvenir. C’est assez de repos accordé à mon index sur les instances maternelles de la faculté. A l’heure actuelle, si mes yeux se lèvent et ils le font bien quelquefois, j’aperçois de la botte de l’Italie qui disparaît à l’horizon.(…)

Joseph quitte Paris le 18 septembre 1927 par le train, pour embarquer à bord du Sphinx le 23 septembre. Les préparatifs commencés à Paris se poursuivent à Marseille : derniers achats dont une chaise longue et un casque de liège.

A dix heures cinq, le train stoppe à Marseille Saint-Charles. Grâce au procureur qui n’en est pas à son coup d’essai, le débarquement des bagages s’opère rapidement et la douane ne fait aucune difficulté. Un quart d’heure après, deux voitures nous déposaient rue ( illisible ), à notre procure, où une installation moderne et pratique attend ceux qui continuellement sont de passage à Marseille. […. Cette ville étonne par son grouillement perpétuel, par la diversité de races que l’on croise, par ses grands boulevards aussi bien que pour ses rues étroites où sont suspendus comme sur un séchoir, draps de lit, serviettes, habits de toute sorte. Dès lundi soir, prenant à l’aventure un train, j’ai visité le port et la corniche, autrement dit tout le rivage de la mer dans la ville même de Marseille. Le lendemain, pour nous aguerrir, un peu à la mer, nous avons fait la visite du château d’If, petite île, à cinq kilomètres du port qui servait autrefois de prison d’état. Au retour, l’enfant apostolique, autrement dit le plus jeune d’entre nous voulut se faire photographier en simulant un violent mal de mer. Le plus amusant, c’est qu’une demi-heure après, malgré tous ses efforts, il ne put nous convaincre nous-mêmes qu’il ne l’avait pas en réalité. Qui cherche trouve, et le pauvre a bien regretté d’avoir cherché.

La journée de mercredi va terminer mes derniers achats et aux derniers préparatifs : achat de la chaise longue et du casque de liège, choses indispensables pour cette traversée et qui ne me seront pas inutiles en corée. (…)

Mais sans plus tarder, arrivons au bateau et au voyage commencé vendredi soir car vous avez hâte de savoir en quelles conditions se fait notre traversée. Dès maintenant pour vous tranquilliser, je vous dis que la mer est bonne et que je n’ai pas eu le mal de mer.
 
 

Prêts pour le départ - 18 septembre 1927

A deux heures vendredi, après une prière à l’oratoire de la Sainte Vierge et un salut dans la petite chapelle de la procure, des voitures nous conduisent au port. Le " Sphinx " est là qui nous attend. C’est un beau bateau de cent quarante cinq mètres de long sur dix huit mètres cinquante de large. Par la passerelle, nous arrivons de plein pied sur le pont et allons prendre possessions de nos cabines. Nous sommes huit et avons deux cabines de quatre personnes et au dire du procureur qui en a vu bien d’autres, nous sommes bien partagés et nous avons de grandes et belles cabines. Jugez-en : quatre mètres cinquante de long, deux mètres vingt cinq de large et deux mètres cinquante de haut, quatre petits lits superposés deux à deux sont déjà faits, deux lavabos avec eau courante, mais il n’y a ni meubles, ni chaises, ni tables. Une cabine ne servant en fait pendant cette traversée que pour dormir et encore pas toujours ! Pour déposer nos affaires, des bagages je vous assure, il peut s’en entasser. Pour ma part, j’ai deux valises, deux malles, trois petites caisses et une sacoche, les autres en proportion et il reste tout l’espace libre entre les lits. Les passagers de toutes couleurs, de toutes professions : missionnaires, religieuses, fonctionnaires, officiers, familles entières s’installent dans notre ville flottante. Mais j’attends la prochaine escale pour nous faire plus ample connaissance avec eux. Nous visitons les cinq ponts à la disposition des secondes ce qui fait bien un espace libre de cinquante mètres sur dix huit et nous ne sommes guère plus de cent vingt passagers en seconde, visite aussi de la salle à manger et de notre salon de lecture. Vous devinez si nous sommes bien installés et en douze ans de séminaire, je n’ai jamais eu autant de confort.Voir photos de l'intérieur du Sphinx

A quatre heures trente deux remorqueurs nous éloignent du quai et pendant que les partants et les restants échangent de la main un dernier adieu, le " Sphinx " par ses propres moyens sort du port et gagne le large. Peu à peu, les maisons du port disparaissent mais Notre Dame de la Garde est toujours là, baignée dans un clair rayon de soleil, longtemps nous l’apercevons encore à l’arrière du bateau ; alors qu’elle va enfin disparaître, je prends mon chapelet et je confie encore à cette bonne Mère mon long voyage. Bientôt nous ne la voyons plus et comme le soir approche, de la côte de France, nous n’apercevons que quelques phares. La terre nous ne la reverrons que demain matin mais ce sera la Corse et la Sardaigne.

Le pilote sait bien son chemin, dès le matin du vingt quatre, nous sommes en vue de la Corse. Nous passons assez près pour deviner dans le lointain les forêts magnifiques. Sur les côtes découpées nous apercevons la ville de Bonifacio, puis le phare de Lavezzi élevé sur les écueils qui causèrent en 1855 le naufrage de la frégate de la Sémillante se rendant en Crimée.

A notre gauche, c’est la Sardaigne, côte découpée comme celle de la Corse. Nous pouvons apercevoir l’île d’où Garibaldi partit pour conquérir le royaume de Naples. Nous nous engageons dans la mer "  Cyrrhennéenne ", mais dès l’après-midi, nous commençons à être un peu secoués ! Oh ! Ce n’est pas bien violent mais la plupart n'est pas aguerrie contre le mal de mer et quelques-uns uns paient déjà leur tribut à la nature… et aux poissons. Le soir, au réfectoire il y a des manquants et surtout des manquantes en particulier parmi les religieuses. Les missionnaires eux sont tous à leur poste, mais l’un brusquement pâlit et se sert de sa serviette pour ne pas inonder la salle, un autre n’est pas très vaillant et son temps se passe à regarder les autres manger. Pour ma part je n’ai pas été du tout indisposé et l’air de la mer aidant, j’ai toujours fort utilement employé le temps des repas.

Aujourd’hui dimanche, nous avons tous pu nous installer pour dire la messe et pourrons la dire maintenant tous les jours. A huit heures, il y avait messe pour les passagers, une cinquantaine y assistait. La mer est très belle et de près nous avons vu la terre dans le détroit de Messine. Mais il est temps que je m’arrête. A demain.

26/27 septembre 1927.

Lundi et mardi notre voyage se poursuit dans les meilleures conditions possibles. Il fait un temps magnifique, un peu chaud cependant, le thermomètre dans la cabine varie de 22 à 29 degrés, aussi toute la journée se passe sur le pont où l’on a tendu de grandes toiles de tentes. Là, il fait très bon vraiment, car déjà il y a beaucoup d’air, un vent assez frais souffle constamment. Même dans la cabine, on peut encore rester grâce au ventilateur et c’est un bon système spécial pour établir un courant d’air.

Je ne vous ai pas encore donné le programme d’une journée. Oh ! Il est très simple. Il n’y a de commun que les repas qui sont d’ailleurs assez nombreux : sur les sept heures, petit déjeuner, dix heures trente, déjeuner, à de quatre heures à six heures trente, dîner. La table est toujours bien servie, tout est bien préparé et assez abondant. Pour nous missionnaires, nous n’avons pas toujours été aussi bien et si plus tard ce n’est pas aussi bien, ça pourra probablement aller quand même. En dehors des repas, quand nous avons fait nos devoirs de piété et la part du Bon Dieu il faut la faire grande en ces jours, il fait bon se confier à lui quand on se sent si faible et si impuissant au milieu de l’immense océan. Quand donc cette part est faite, chacun est libre d’employer son temps comme il lui plait, il y a de bonnes bibliothèques et jeux de toutes sortes.

Demain matin, mercredi, à huit heures, nous arrivons à Port Saïd. Pour profiter encore de la poste française, mon courrier doit être prêt une heure avant l’arrivée au port. Et comme les enveloppes sont assez chargées, je m’arrête pour aujourd’hui mon doigt étant guéri, il me sera facile maintenant de vous conter au jour le jour les incidents du voyage.

A Djibouti donc le prochain courrier. Mais en vous quittant je reste avec vous unis par la prière. Je demande à Jésus pour qui je vous quitte, de vous bénir comme le fait vous-même votre petit missionnaire. Courage mes biens chers tous, je vous embrasse de tout cœur.
 
 

29 septembre 1927.

C’est du golfe de Suez, avant d’entrer dans la mer Rouge que ma pensée s’envole vers vous. (…) Je vous ai laissé, le 27 au soir avant d’apercevoir encore les côtes de l’Egypte. Les dernières heures sur la Méditerranée furent particulièrement calmes et le thermomètre n’indiquait encore dans la cabine que vingt sept ou vingt huit degrés, le sommeil vint rapidement sans se faire prier. Au lever le lendemain matin des voiles de barques de pêche marchant deux par deux pour prendre le poisson dans leur filet, nous indiquèrent que la côte ne devait pas être très éloignée. La mer elle-même jusque là d’un si beau bleu est maintenant troublée par les limons du Nil et nous indique que nous sommes tout près de l’Egypte. Et en effet quand j’ai dit ma messe au salon de musique des premiers, je puis apercevoir des touffes de palmiers du côté de Daniell, la côte basse se confondant avec la ligne de l’horizon et bientôt encore dans le lointain le port de Port-Saïd. Un canot automobile s’approche du Sphinx et le pilote qui doit nous guider pour l’entrée du port monte à bord. " J’étais loin de deux kilomètres " au début la statue de Ferdinand Lesseps, le français qui sut faire construire ce travail gigantesque qu’est le canal de Suez, d’une longueur de 162 kilomètres et d’unelargeur de 135 mètres. A dix heures nous jetons l’encre dans le port. Aussitôt c’est un spectacle intéressant qui s’offrent à nos yeux. Des barques innombrables circulent dans le port. Mais notre bateau dernier venu, devient bientôt le centre de l’animation. Ce sont les barques de la police du service médical qui vont monter à bord ( pas les barques mais les agents de ces services ) pour viser les passeports des passagers qui débarquent à Port-Saïd pour se rendre compte de l’état sanitaire. A bord ce sont surtout les barques des " passeurs " qui vont s’offrir pour nous conduire jusqu’à terre, ce sont encore celles des marchands de tabac, d’allumettes, de dattes, de raisins, de cartes postales, de timbres-poste de tous les temps, de tous les pays les uns authentiques, les autres imités en grande série ; car il ne faut pas oublier que nous sommes désormais en Orient et que désormais chacun s’efforcera de vous "  rouler " de toutes les façons et par tous les moyens. Il y a encore quelques individus de véritables amphibies, dont on ne saurait dire au juste si ce sont des hommes ou des poissons et qui nous crient : "  Monsieur, toi jeter pièce dans l’eau et moi aller la chercher "   et de fait sitôt une pièce tombée, l’individu disparaît, puis remonte montrant la pièce saisie, mais évidemment celle-ci est pour lui et il la case soigneusement dans un coin….. de la bouche. Mais malheur à vous si ce n’est qu’un gros sous, car alors ce ne sont pas des mercis qui vous attendent, mais une bordée d’injures et la pièce est rejetée dans l’eau d’un geste dédaigneux. Mais voici arrivés les charbonniers, les uns ont toujours été noirs, mais quelques -uns ont du être blancs autrefois, les uns sont vêtus à peu près, les autres le sont forts peu et tout ce monde là va sur les chalands chargés de charbon, emplissant leurs hottes, courent la vider dans les flancs du Sphinx, au milieu des cris et de la poussière…Quelque chose comme une vision anticipée de l’enfer sous le soleil torride de l’Afrique. Et dire que ces individus sont des hommes comme nous, qu’ils ont une âme comme nous rachetée par le sang de Jésus. Mais voici à bord un autre spectacle, ces marchands ont envahi notre pont, quelques naïfs ont payé vingt francs ce que le voisin a eu pour cinq francs. Le prix fixe n’est pas connu et si vous n’achetez pas au prix demandé invariablement, on vous demande combien vous voulez payer. Puis c’est au milieu d’un groupe d’enfants et de grandes personnes, un prestidigitateur vraiment merveilleux entouré de tous côtés, personne ne peut surprendre un seul de ces trucs, il y a pourtant une chose qu’il ne peut pas faire, ce sont les billets de banque, car il n’oublie pas de tendre son bonnet aux spectateurs. (…)

Le Père Bulteau décrit sa première escale à Port Saïd , et ses compagnons ont été " promenés " dans la ville pendant près de trois quarts d’heure, avant d’arriver à l’église catholique, située en fait à trois minutes à pied du port ! Puis le voyage continue, sur la Mer Rouge où la chaleur est terrible et surprend quelque peu les missionnaires.

(…) A trois heures le Sphinx se remet en marche et lentement à une vitesse de dix kilomètres à l’heure, nous avançons dans le canal. A notre gauche par la terre d’Egypte, nous longeons le lac Menzabeth, vaste nappe d’eau peuplée de pélicans, d’ibis roses ; à notre gauche c’est le désert d’Arabie. Le soir j’ai assisté au coucher du soleil sur le lac. Et ce coucher du soleil africain est vraiment magnifique. Je venais précisément d’en lire la description dans un guide : "  le désert est tout rouge, à l’horizon les sables rejoignent une brume orangée ; le ciel s’irise de vert, de mauve, de grenat, de rose ; ils ont raison les poètes d’ici qui comparent le ciel de leur pays à la gorge d’un pigeon ; en contraste avec l’horizon de corail, certaines collines déjà dans l’ombre sont d’un ton pur d ‘émeraude. " C’est bien cela en effet, j’ai pu le constater mais de moi-même je n’aurais certainement pas su l’exprimer avec de si beaux mots !!!

Il fait déjà nuit quand nous sommes à Elgemantara ou passa la Sainte Famille lors de sa fuite ne Egypte, si j’avais le temps volontiers je prendrais le train qui est en gare et qui moins de trois heures après me déposerait à Jérusalem. Mais le Sphinx n’arrête pas et s’engage dans le golfe de Suez, début de la Mer Rouge. De chaque côté, nous apercevons encore la côte toujours aussi aride et aussi désertique. Pendant des mois et des années il ne tombe pas une goutte d’eau et dire qu’en France, il y a des inondations. Ne soyez pas étonnés si nous sommes au courant des choses de France, chaque jour par la TSF du monde entier et on affiche " le journal ", nous savons donc d’une manière laconique mais suffisante tout ce que racontent nos bons ministres, mais tous leurs discours n’accélèrent point la marche du Sphinx, mais surtout n’empêchent pas le soleil de nous chauffer fort dans la cabine. Le thermomètre marque trente deux ce soir et nous ne sommes qu’au début de la Mer Rouge. Depuis Suez, chacun a pris le casque même nos quatre religieuses franciscaines missionnaires, seules les trois sœurs de Saint Vincent de Paul, une française et deux chinoises qui s’en retournent en Chine après avoir parfait en France leur formation religieuse, n’ont pas arboré ce couvre-chef indispensable dans les pays chauds, sans doute que leurs cornettes sont un parasol suffisant. Ces cornettes doivent être bien pratiques et aptes paraît-il à bien des usages. C’est ainsi que samedi dernier à l’exercice de sauvetage ou chacun devait se présenter ceint de sa ceinture, les mêmes bonnes sœurs n’ont pas fait comme les autres, sans doute parce qu’a fait remarquer quelqu’un, la cornette pouvait encore servir de ceinture de sauvetage. Vraiment les bons fondateurs du XVIème siècle savaient trouver des modes très pratiques sinon très élégantes.

Dimanche 2 octobre. Je suis resté deux jours sans prendre la plume ou plutôt le crayon, c’est que nous sommes en plein dans la Mer Rouge et qu’il fait une chaleur à laquelle la France ne m’avait pas habitué. Dans la cabine le thermomètre marque constamment trente quatre à trente six degrés et par malheur pendant ces deux jours, aucun vent tant soit peu frais n’est venu rafraîchir l’atmosphère. Je me hâte d’ajouter qu’aujourd’hui fort heureusement nous avons un grand vent, que demain matin nous arrivons à Djibouti et qu’ensuite l’Océan Indien bien que plus près de l’équateur soit toujours moins chaud que la Mer Rouge. Plus qu’en France les toilettes légères ont fait leur apparition mais ici elles ont au moins l’excuse de la chaleur. Les religieuses et les missionnaires tiennent bon avec le même costume qu’en France, le dessus du moins, le dessous est simplifié le plus possible. Avant hier l’Evêque Jésuite et un père belge ont fait leur apparition en soutane blanche,aussitôt évidemment j’en ai fait autant et j’ai pu constater par moi-même combien le blanc est adapté avec la chaleur, évidemment j’ai quand même un peu chaud, mais je suis plus à l’aise. A ceux qui ont bien voulu me faire cette soutane blanche va ma reconnaissance. Dans le courant de la journée, nous passons en vue de l’ " Houb " et du Sinaï. Evidemment nous n’apercevons pas grand chose des massifs montagneux dans le lointain. Mais ces lieux rappellent des souvenirs bien précieux et j’admire la conduite de Dieu qui en faisant séjourner les Hébreux pendant quarante ans dans ces lieux désertiques et en lui donnant des lois spéciales voulut en faire un peuple à Lui.

Le soir après un séjour sur le pont jusqu’à onze heures, j’ai voulu essayer de dormir dans ma cabine, vains essais jusqu’à une heure, alors j’ai fait comme la plupart des passagers, je me suis installé dans ma chaise longue et là j’ai fort bien dormi jusqu’à cinq heures et demi du matin. J’ai pris alors la résolution de continuer et mon Dieu je m’en trouve fort bien et même sans la plus légère couverture, il n’y a aucun risque d’attraper un rhume. Ce sont des petits inconvénients de la vie missionnaire, beaucoup les supportent pour gagner de l’argent, ( alors ) comment l’amour de Jésus ne serait pas capable de les fairesupporter avec joie. D’ailleurs l’appétit est toujours bon et ma santé n’a pas eu à souffrir de cette chaleur. (…)

Je vous ai laissé le deux au soir, alors que le soleil brûlant ma rappelait que nous étions dans la Mer Rouge. Le trois, après une nuit passée la moitié sur le pont et le reste dans ou plutôt …sur mon lit, je me réveillai alors que le Sphinx allait jeter l’encre dans le port de Djibouti. Mais comme il  ne nous est pas facile de mettre le pied à terre dès cette heure matinale, c’est encore dans le salon de première classe que je dis ma messe. Ah ! Ces messes sur la Mer Rouge, je m’en souviendrai, dès six heures il fait chaud et la messe durant il faut avoir son mouchoir à la main pour éponger la sueur !

Le Sphinx est mouillé à plus d’un kilomètre du débarcadère. Déjà, on distingue quelques constructions aux toits aplatis ; une petite église, un amas de maisons blanches sur la gauche. En face et à droite, c’est la résidence du gouverneur, assez lourde d’aspect et de style étrange, avec ses deux tours aux extrémités. Près de la mer se trouve une mosquée surmontée du drapeau rouge et entourée des baraquements et des huttes de la milice soudanaise.

Les barques à rameurs et quelques canots automobiles sontarrivés par douzaines jusqu’à la passerelle de notre bateau et tout ce monde de colporteurs, de garçons d’hôtel, de passeurs commence à envahir notre demeure. Heureusement qu’un digne représentant de la force armée en habit kaki, chéchia rouge sur face bien noire, et pieds nus est là, en haut de la passerelle qui empêche un envahissement trop rapide. Les gens que nous avons ici sous les yeux, ce sont des noirs authentiques à la peau mate, à la paume des mains d’un blanc sale, aux ongles d’un jaune foncé ; les yeux injectés de rouge, les dents brillent par leur blancheur immaculée. La plupart n’ont comme vêtement que le costume traditionnel et ce costume n’est pas compliqué : une simple étoffe autour des reins. D’autres plus modernes arborent fièrement des vestes et des petits gilets qui autrefois furent blancs. Ils ne sont pas arrogants comme les gredins de Port-Saïd mais plutôt un peu enfantins, conscients qu’ils sont de la supériorité des blancs, aussi ils sont vraiment sympathiques.

Mais le plus intéressant c’est autour du bateau, l’essaim des petits nègres aquatiques. Ce ne sont pas quelques grands escogriffes comme à Port-Saïd, mais une bande joyeuse et enfantine qui s’agitent et en deux cœurs noirs s’écrient : "  Bonjour Messieurs, Bonjour mes Dames, Bonjour mes Pères ". Dans l’eau de tous côtés, ils surgissent et se livrent à leurs ébats, nageant, flottant, folâtrant, chantant, riant. Leur peau noire reluit comme si elle était frottée d’huile, leur tignasse bouclée déteinte par la saumure et par le soleil cuisant, vire au jaune roux. Pendant des heures, ils flottent, sursautent au gré des ridements de l’eau ; parfois d’un seul coup léger, ils sursautent dans une pirogue pour tordre vigoureusement leur pagne, mais à peine la pièce d’habillement est-elle remise que les voilà replongés dans leur élément liquide. Souvent l’un d’eux, d’une voix forte entonne une chanson et la bande de répondre : et en fait de chanson tout y passe ; ça commence par la Marseillaise et ça continue par Caroline, ma petite, Viens poupoule…. Djibouti, sur la Mer Rouge, un vrai pot pourri ! Une piécette est jetée, quatre ou cinq plongent à la fois ; un moment on ne voit plus que les deux pieds, puis tout disparaît dans le remous. Une pause encore plus ou moins prolongée et on les voit reparaître, l’un d’eux veut monter, triomphalement le trophée conquis puis le met sous la langue de temps en temps, si cette dernière cachette devient trop remplie, ils enlèvent leurs centimes pour y fourrer les sous et remettent ensuite ce singulier porte-monnaie tout en restant en mer. Mais sur le pont, de petits gamins tout reluisants de leur bain, à l’air candide viennent vous assurer que pour dix sous, un franc, ils plongent de cette hauteur, de dix à quinze mètres ! De fait sans hésiter, ils piquent une tête en bas, disparaissent pour ne se montrer souriant que vingt mètres plus loin ou même de l’autre côté, en passant par le bateau.(…)

A Djibouti, seconde escale, plus longue car il faut comme le dit le Père Bulteau "  double charge de provisions pour le long trajet de sept jours jusqu’à Colombo  ", les pères apprécient de sentir sous leurs pieds "  le plancher des vaches ", autrement dit la terre ferme. Puis, c’est à nouveau le départ.

(…)Il est près de dix heures trente et il fait déjà chaud, heureusement nos casques nous protègent et nous empêchent d’attraper le " coup de bambou " et un canot automobile est là près à nous conduire à bord du Sphinx. La petite traversée s’opère le plus simplement du monde. Notre maître d’hôtel nous a préparé un substantiel déjeuner auquel nous sommes tout disposés à faire honneur. Jugez-en vous-même : "  Betteraves à la Dreux, Salade de thon aux copies, Pigeonneau Grillé, Massilia, Pommes Chips, Bécassines de la Marivaux, Thé, Infusions… . C’est magnifique sur le papier et cela prouve la science de notre maître d’hôtel. Heureusement le cuisinier sait son métier.

Jusqu’à trois heures, heure fixée pour le départ, et aussi heure réelle pour le départ car le Sphinx a la bonne réputation d’être toujours exact, ce sont les scènes vues le matin, inutile d’y revenir et après avoir fait une petite provision de cigarettes à bon marché d’ailleurs, je n’ai pas la tentation de me faire voler en achetant les mille petits bibelots, voire même des stylos fabrication du pays.

(…)Et nous voici de nouveau voguant en pleine mer. Pendant toute la journée du mardi nous n’apercevons aucune terre. Mais à l’approche de l’Océan Indien, la température s’est légèrement rafraîchie et après la Mer Rouge nous trouvons qu’il fait un temps très agréable. Et cette vie un peu monotone à bord et cette température toujours égale vont être les nôtres jusqu’à Colombo. Je vous ai déjà dit brièvement ce qu’est une journée sur le bateau. Dès cinq heures les missionnaires se lèvent pour dire la messe. Mais ils ne sont pas les premiers debout ; à la porte ils trouvent leurs chaussures fort bien astiquées par le garçon déjà au travail, sur les ponts, c’est le nettoyage à grande eau, les marins nu-pieds arrosent abondamment le plancher des ponts, puis ils astiquent bancs, bastingages. A l’intérieur du bateau les boys annamites et chinois balayent dans tous les coins, passent au miror tous les cuivres tant et si bien que dès sept heures et demie, tout est à sa place et à neuf. Les passagers peu à peu apparaissent sur le pont en tenue négligée du matin. On dispose sa chaise longue de façon à recevoir le plus de vent et le moins de soleil possible, puis c’est le petit déjeuner, après sieste plus ou moins longue, toujours sur sa chaise longue, travaux de couture pour ces dames, lecture, jeux de toutes sortes et c’est bientôt encore l’heure du thé, après lequel chacun emploie son temps comme il l’entend, puis enfin le dîner. Ensuite sur le pont pendant que les jeunes organisent un bal au son du piano et d’un phono, les gens sages essaient de capter un peu d’air frais : certains mêmes s’installent pour passer toute la nuit à la belle étoile. De distraction pendant le jour ; il n’y en a pas beaucoup, de temps en temps nous apercevons un bateau et alors tous les passagers se précipitent comme sur terre…les vaches, pour regarder passer le train et si c’est un bateau de guerre ou de la compagnie on hisse le drapeau par trois fois pour se saluer. A l’approche des terres les mouettes et les hirondelles apparaissent et celles ci de temps en temps viennent se reposer sur le bateau. En pleine mer quelques rares heureux ont aperçu des requins. Oh ! Très peu mais assez pour juger du sort du malheureux qui tomberait à l’eau. Ce que tous peuvent voir ce sont les poissons qui en nombre considérable sortent des vagues, volent une dizaine de mètres et replongent si bien que la mer semble comme criblée par une véritable fusillade.

Le mercredi matin, nous pouvons apercevoir le phare du cap Guardafui. Il paraît que plusieurs fois le gardien s’est fait manger par les négrillons si bien que le gouvernement italien a du faire une véritable forteresse ; c’est paraît-il le sort qui nous attendrait si le Sphinx s’échouait, ce qui fait dire au Père Vignaud qui a les deux jambes coupées : "  Oh ! Pour moi je suis bien tranquille, pas de danger que l’on me mange car certainement ils vont dire qu’un autre a essayé et que ce n’est pas bon ". Mais le cap pour cette fois ne vaut qu’un autre avantage : celui d’être secoué si bien que plusieurs se mettent à nourrir les poissons et au réfectoire il y a de nombreuses absences : deux bonnes sœurs seules se montrent, mais les missionnaires donnent le bon exemple et aucun ne manque cet exercice. Le soir tout est calme, les estomacs comme la mer jusqu’à Colombo, c’est le calme absolu.(…)
 
 

" Colombo, l’île de Ceylan, la perle des Indes ! " Le Père bulteau est heureux de s’y arrêter quelques heures, pour " flâner " en ville, toujours aussi avide de découvertes.

(…)13 octobre 1927.

Je vous ai quitté dimanche soir avant d’apercevoir encore les côtes de Ceylan. J’étais alors en face du cap Cormerin, la pointe la plus avancée des Indes. Vers le Nord s’étendait le vaste continent asiatique jusque vers le pôle nord. Par contre au sud l’eau s’étend indéfiniment par delà la ligne de l’équateur jusqu’au pôle sud. Cette ligne de l’équateur nous ne devons pas la franchir, mais nous nous en rapprochons bien près, si près que déjà l’étoile polaire a disparu derrière l’horizon et que les marins doivent se guider sur la croix du sud.

Au matin du dix, après avoir célébré une messe dans le salon de musique des premières classes sur un autel pliant qui a l’apparence d’un meuble, une fois tout remis en place, je monte sur le pont. Le soleil vient de se lever et déjà l’animation la plus grande règne autour de nous. Les eaux sont sillonnées en tous sens par la grande multitude des vaisseaux depuis les pirogues indigènes : quelques-uns unes des plus rudimentaires puisque certaines sont faites simplement de trois troncs d’arbres reliés ensemble, et les rameurs accroupis dans l’eau manient avec dextérité des bouts de plancher en guise de rames, jusqu’aux barques plus riches des arabes et des colons et des grands paquebots qui évoluent dans la rade.

Déjà, la côte se dessine plus nettement. C’est un fouillis de bateaux, de mâts, de grandes bâtisses, de troncs, de coupoles, le tout déjà inondé de soleil. Au-dessus de tout cet appareil de grand port, on distingue une flèche élevée, c’est l’église protestante, puis une belle coupole qui surmonte une église catholique, je dis une car la mission de Ceylan est très prospère et la seule ville de Colombo possède à elle seule quatre ou cinq vastes églises. Et partout ailleurs, si loin que se porte le regard, ce sont les forêts et les bosquets de la plus tendre verdure, parsemées de constructions blanches. Il ne faut pas oublier qu’à Ceylan il tombe beaucoup d’eau et qu’il y fait très chaud, par conséquent tout pousse avec une rapidité extraordinaire.

En un clin d’œil des bandes de corbeaux s’abattent sur tous les cordages de notre bateau et se livrent à un concert de bienvenue et tout à l’heure dans l’île ce sera les mêmes " couac " en nombres infinis ; c’est que les corbeaux sont ici des oiseaux sacrés, défense absolue de les tuer, et ils ont paraît-il, une très grande utilité car étant donné leur nombre, ils se chargent presque à eux seuls du service de la voirie.

Un canot automobile nous apporte de nouveau le pilote qui doit nous conduire au milieu des deux bras de la jetée et nous amener dans le port à l’emplacement qui nous est fixé. Voici à l’entrée du port un navire de guerre anglais, par trois fois le drapeau français s’incline pour le salut à la force armée, par trois également l’anglais hisse le pavillon britannique.

Au moment de mouiller l’ancre, un officier de police vient mettre le cachet " Harbour police " sur le passeport de tous ceux qui vont attérir. On ferme bien sa cabine et on s’apprête à descendre, d’autant plus volontiers que le bateau ne repart qu’à dix heures du soir. Ici l’ordre règne partout et la police fait avec zèle son service, il ne faut pas oublier que nous sommes en pays anglais. Aussi notre bateau n’est-il point envahi par la cohue des marchands et des voleurs de toutes sortes. Seuls les agents de diverses compagnies de voyages et d’hôtels sont autorisés à venir nous faire nos offres de services. En face de mon domicile, les sœurs franciscaines sont toutes affairées, c’est qu’elles sont arrivées au terme de leur voyage et qu’il s’agit de débarquer tous les colis. Heureusement, deux de leurs aînées sont venues les rejoindre jusqu’au bateau et ont tout prévu pour enlever rapidement les bagages.

Une chaloupe des Messageries maritimes fait le service entre le Sphinx et le débarcadère et gratuitement elles vous déposent à terre.(…)

A dix heures nous quittons Colombo dont les multiples lumières électriques tout comme dans nos grandes villes d’Europe se montrèrent longtemps à l’horizon. Et après avoir longé jusqu’au lendemain les côtes de Ceylan, nous voguons en pleine mer vers Singapour.

15 octobre 1927.

Rien de bien nouveau sur mer depuis Colombo, c’est le calme absolu ; un ciel presque constamment pur et mer d’huile ; à certains moments seul le sillage de notre bateau fait quelques rides. Sur notre bateau, il y a un peu de nouveau. Ce fut jeudi et vendredi une fête au profit des œuvres de mer. Les attractions ne manquèrent pas, depuis un match de tennis jusqu’à une tombola, un dîner-concert et bal costumé ces deux nuits entières. Bien entendu, comme tout se passait en en première classe, les missionnaires restèrent prudemment en deuxième classe. Eh ! Mon Dieu, ils n’eurent pas à s’en plaindre. Le lendemain il était facile de constater les résultats : un tel avait l’œil sérieusement " poché ", tel autre portai les traces d’une gifle bien administrée, un jeune marié abordait les Pères, les sœurs en disant : "  Je suis un grand pécheur " et voulais se confesser et communier avant de se présenter à sa jeune épouse. Le monde est bien bête dans ses divertissements en tout cas, il est bien incapable de procurer un plaisir qui demeure. Dieu seul peut satisfaire entièrement le cœur humain et la joie qu’il procure n’apporte jamais aucune amertume.

Demain, de bon matin nous arrivons à Singapour. Désormais mes lettres sur le bateau ne vous arriveront guère avant celles de corée.(…)

Lors de l’escale de Singapour, les missionnaires sont reçus dans leur procure des Missions Etrangères. C’est aussi la fin du voyage en bateau pour deux d’entre nous, nous dit le Père Bulteau. Là encore, il élargit sa connaissance par la découverte de la ville. Puis après une courte escale à Saïgon, Le Sphinx repart vers Shangaï

20 octobre 1927.

C’est de terre cette fois que je vous écris. Soyez sans inquiétude, il n’y a rien d’extraordinaire, de survenu, c’est la règle générale pour les bateaux des messageries de faire une escale assez longue à Saïgon pour transborder. Le Sphinx est arrivé depuis le dix huit à deux heures de l’après-midi et ne repartira que le vingt deux à trois heures du matin. Heureusement nous avons à Saïgon une procure assez grande pour nous recevoir tous et c’est là notre domicile pendant l’escale et non point sur le bateau, cela change un peu de se sentir sur la terre ferme et de pouvoir marcher sans être arrêter par le bastingage du navire.

Mais revenons à nos moutons. Je vous ai laissé le quinze avant notre arrivée au port de Singapour. Entre les îles de l’Océanie à notre droite et les côtes de l’Asie à gauche la mer était particulièrement calme aussi le Sphinx est entré à l’heure annoncé au port.

Dès six heures au lever du soleil, un spectacle merveilleux s’offrait à nos yeux mais comme c’était les heures de nos messes, je ne pus jeter sur la côte qu’un simple coup d’œil. Aussi ne tenterai-je pas de décrire le paysage et n’en dirai qu’un simple mot. Avant d’arriver il faut passer entre des îlots de verdure au milieu desquels le bateau semble se tracer un chemin ; c’est à peu près comme si nous suivions une large allée d’un jardin botanique, il paraît même qu’on peut apercevoir plusieurs villages indigènes lacustres dont les maisons montées sur d’immenses échasses émergent seules de l’eau.
 

Les plongeurs en pirogue de Singapour - 20 octobre 1927
A Singapour, nous n’avons pas l’inconvénient d’avoir recours aux barques indigènes pour nous conduire à terre, car les grands bateaux vont jusqu’aux quais, et par la passerelle, en deux pas, on se trouve à terre. (…)Avant de lever l’ancre nous pouvons entendre les sempiternels "  sous, sous à la mer " mais ici le spectacle est nouveau, nos plongeurs sont en pirogue, sitôt une lancée, ils quittent leur petit bateau, plongent, reparaissent avec la pièce et se mettent à la poursuite de leur pirogue et de la rame qui voguent à la dérive, et cela dix fois, vingt fois…jamais trop selon leurs désirs. Chose plus curieuse encore, dans leurs barques ils fument le cigare et quand ils reparaissent après avoir plongé, ils fument encore ! C’est qu’avant ils ont eu soin d’introduire le cigare entier dans la bouche. Comment ne se brûlent-ils pas ? Je n’ai pas essayé l’expérience.

A deux heures le Sphinx lève l’ancre, pendant quelques heures encore nous apercevons les côtes, puis plus rien que le ciel et l’eau ; nous allons quitter maintenant le monde indien pour entrer dans un nouveau, le monde jaune, le monde chinois. Le lendemain après une matinée calme, des lames de fond le soir font danser un peu le bateau. Aussi le soir il y a des manquants dans la salle à manger et seule, je crois la table des Pères est encore au complet. Le dix huit, dès le matin, nous apercevons le cap Saint Jacques, entrée de la rivière de Saïgon. Ce sera pour Hong Kong, le récit de cette escale d’autant plus que de Hong Kong ma lettre ira aussi vite que d’ici. Je n’ai plus ici que la place de vous redire mon affection, de vous bénir et de vous embrasser.
 
 

27 octobre 1927.
On vient d’afficher que ceux qui désirent expédier leurs lettres par le transsibérien, au tarif de France doivent déposer dans la boite avant neuf heures ce soir. Aussi malgré l’agitation de la mer, désirant que mes nouvelles parviennent le plus tôt possible, je vous écris dès aujourd’hui. Demain marin, nous arrivons à Shanghai où je vais passer probablement huit jours jusqu’au six novembre, car le Sphinx ne repartira pas avant cette date. A terre, j’aurai donc tout le temps et le calme nécessaire pour compléter ma lettre d’aujourd’hui.

Je viens de parler de mer agitée. Oh ! Ce n’est rien, il n’est pas question de tempête et bien que nous soyons paraît-il en pleine mer de typhons, je ne connais ces agréables "  coups de vent  " que d’après les descriptions que j’ai entendues ou lues. Pour dire vrai, je ne tiens pas à faire avec eux une expérience personnelle, car le Sphinx malgré ses cent quarante cinq mètres de long, pourrait fort bien rester au fond de l’océan. Aujourd’hui cependant grâce à la T.S.F les bateaux peuvent être avertis de l’approche des typhons et ordinairement le temps de les éviter ou de se mettre à l’abri.

Si la mer est un peu houleuse depuis Hong Kong, ce n’est que très normal, car à toute époque de l’année, je ne sais pourquoi, la mer de Chine est toujours agitée. Depuis donc le lendemain de notre départ de Saïgon, c’est à dire depuis dimanche et sauf le temps de l’escale à Hong Kong mardi, nous " tanguons " et " roulons " continuellement. Le tangage c’est le mouvement dans le sens de la longueur du bateau, l’avant du bateau s’élève puis s’abaisse tant et si bien que les vagues passent par-dessus le pont des troisièmes classes. Evidemment à l’arrière du bateau nous avons l’illusion d’être dans un ascenseur qui sans arrêt monte et descend. Le mouvement du roulis s’opère dans l’autre sens. Le navire se penche à droite, puis à gauche et ce mouvement se combinant avec celui du tangage, ne tarde pas à causer le mal de mer chez ceux qui en sont susceptibles. C’est d’abord le mal de tête, un malaise général, les couleurs s’en vont, puis l’estomac se fâche, expédie aux poissons l’excellent repas du maître d’hôtel, qui n’avait pas pour eux composé un menu aussi savant. Et quand il n’y a plus rien dans l’estomac, c’est le moment le plus pénible, car il faut quand même continuer le mouvement si bien commencé et il semble que l’on va rendre l’estomac lui-même. C’est un mal que je n’ai observé que chez les autres, mais vraiment je ne demande pas à l’avoir moi-même. Tout au plus aux moments des plus grandes agitations, j’ai senti la tête un peu lourde, j’ai alors pris quelques-uns unes de mes pilules infaillibles, j’ai surtout conservé la position horizontale et alors je n’ai pas connu les autres désagréables effets du mal de mer. Il est vrai qu’après un mois de traversée on commence un peu à s’aguerrir mais pas complètement cependant là encore ce sont toujours les mêmes qui se font " tuer " et ceux qui ont été atteints dans la Méditerranée, le sont encore aujourd’hui. Il y a cependant assez peu de malades en seconde, il faut paraît-il aller en troisièmes situées à l’avant du bateau pour constater les plus grands ravages.

Mais il est temps de revenir un peu en arrière et de signaler ce qu’il y a d’un peu particulier de Saïgon et depuis. Le mardi nous arrivions donc à l’entrée de la rivière de Saïgon, un des nombreux bras du Mékong pendant quatre vingt quinze kilomètres, il fallait remonter le courant, courant très faible d’ailleurs car même jusqu’à Saïgon, le flux et le reflux se font sentir et c’est ne choisissant la marrée haute que les gros bateaux peuvent aller jusqu’à Saïgon. Après le cap Saint Jacques, dernier contrefort des montagnes de l’Annam, c’est la plaine immense de Cochinchine, d’abord boisée puis couverte de culture presque uniquement de riz. Sur les rives de temps en temps on distingue dans le lointain deux belles flèches élevées, ce sont celles de la cathédrale de Saïgon puis une autre flèche, et plus loin un dôme. Ce sont autant d’églises à Saïgon fécondée par le sang des martyrs, qui compte un grand nombre de catholiques. (…)

Le vingt deux, le Sphinx reprenait sa route. J’ai dit que la mer de Chine n’est pas trop hospitalière, le vingt cinq nous étions cependant à Hong Kong. J’y ai retrouvé deux jeunes procureurs partis l’an dernier dont le Père Moreau, arrivé depuis deux mois de Singapour. Hong kong la petite ville anglaise est connue comme un poste avancé qui surveille l’immense république chinoise, aussi est-elle solidement fortifiée, et en rade mouillent de nombreux navires de guerre. C’est là que les Missions Etrangères ont leur procure générale, une maison de retraite et une imprimerie, le climat est bon et sous la domination anglaise, c’est la liberté et la sécurité.

A cinq heures du soir, notre bateau se remet en marche, et depuis mardi la mer a toujours été agitée, mais nous approchons de Shanghai. A bord rien d’intéressant en seconde, il n’y a plus que trente passagers dont "  vingt curés ou bonnes sœurs  ", c’est donc le calme. Que vais-je faire à Shanghai ? Je ne sais trop, heureusement là encore il y a une procure des Missions Etrangères. (…)

6 novembre 1927.
Il y a une dizaine de jours, je vous écrivais avant d’arriver à Shanghai. En dix jours on a le temps de faire bien du chemin et je devrais être rendu déjà dans ma chère Corée. Mais un séjour de huit jours à Shanghai a retardé d’autant mon arrivée. Plus que jamais cependant, je prends patience, songez donc ! Je n’ai plus que cinq ou six jours de voyage, ce n’est rien, n’est-ce pas ? Le temps d’aller à Lourdes et d’en revenir en passant par Marseille et Paris, juste le temps de faire un petit voyage d’agrément !!! Au fait quand on est à son quarante cinquième jour de voyage, six jours ce n’est rien et on se dit déjà arrivé ! Arrivé non je ne le suis pourtant pas encore, deux jours avant de débarquer à Kobé, puis retour pat le chemin de fer, tout le long de la "  Mer Intérieure " du Japon, une merveille du monde, jusqu’à Simonoseki, rembarquement sur un bateau japonais, quelques heures de traversée et arrivée à Fusan, sur le territoire de ma mission. Mais pourquoi parler déjà de l’avenir ? Peut-être parce que vous me souhaitez vivement au terme de mon voyage et parce que moi-même je ne serais pas fâché de fixer ma tente d’une façon plus définitive et plus stable que sur un bateau. Revenons cependant en arrière. Je vais essayer de vous dire ce qu’il y a eu de plus important depuis le vint sept octobre.

Le vingt huit dans la matinée, le Sphinx remontant le fleuve jaune qui mérite bien son nom car ses eaux sont aussi terreuses et aussi sales que celles du Nil. Des malins veulent que les chinois soient devenus jaunes en se baignant dans ce fleuve, en tout cas je ne sais comment il ferait pour les blanchir ! A deux heures nous apercevons les grands paquebots et les navires de guerre ancrés dans le port sans compter la multitude innombrable de jonques chinoises et des sampans, petits bateaux à fond plat. Bientôt après le Sphinx accostait le long des quais de la concession internationale, quartiers des étrangers et défendu par les troupes étrangères. Les procureurs sont là qui nous attendent encore, les bagages du nouveau missionnaire pour la Mandchourie sont descendus, passés à la douane sans trop de difficulté et en route pour la procure qui se trouve dans la concession uniquement française à trois ou quatre kilomètres de la mer, qui porte le nom de l’assistant actuel de notre société : le Père Robert, ancien procureur et ancien conseiller municipal à Shanghai.

Puis on suit pas à pas le Père Bulteau lors de son séjour d’une semaine à Sanghaï, où après avoir décrit la ville, dont il dit qu’il faut être chinois pour ne pas se tromper dans les rues étroites et tortueuses, il s’attarde longuement sur ses habitants, composant un monde très cosmopolite.

Et depuis samedi matin, j’ai occupé ma cabine sur le Sphinx. Nous ne restons plus que deux pères, le japonais et le coréen, une dame en seconde et deux messieurs en première. Au moment où je termine ces lignes lundi sept au soir, les côtes du Japon s’étendent à droite et à gauche à une distance de quelques cent mètres. Demain matin, nous serons à Kobé. Su cette nouvelle terre, votre souvenir mes suivra toujours. Unis par la prière, je resterai votre petit missionnaire qui vous bénit et vous embrasse.

17 novembre 1927.

Il n’est plus le temps où je vous écrivais à bord su Sphinx. Je ne suis plus à une table d’un salon de seconde ou assis sur une malle dans la cabine 208, mais bien dans " ma chambre ", à " ma " table , au premier étage de l’évêché de Taïkou.

Le voyage à bord du Sphinx se termine pour le Père Bulteau, le 8 novembre 1927, à Kobé où il décrit avec minutie le débarquement des derniers passagers et de leurs bagages, dans un Japon en pleine effervescence.

(…) Si j’ai la mémoire fidèle, je vais essayer de vous conter les péripéties de mon séjour au Japon et de mon passage en Corée. Si je me trompe, ma dernière relation a été terminée le dimanche six novembre, avant que je puisse apercevoir encore les côtes du Japon. Mais dès les premières heures du jour, nous pouvions voir la terre, bientôt, un petit vapeur japonais accostait le Sphinx et le pilote montait à bord. Pourquoi déjà le pilote puisque nous ne devons être que le lendemain huit novembre à Kobé ? C’est que nous allons nous engager dans la mer Intérieure du Japon, toute semée d’îles et d’îlots, que souvent nous devons tracer notre chemin dans un détroit large de quelques cent mètres, qu’il faut tourner maintes fois à gauche et à droite, à droite et à gauche, pour trouver un passage. Si bien que de tous cotés, nous semblons entourés par la terre. Et là, ce sont des montagnes couvertes de verdure, pas un pouce de terrain n’est perdu et tout ce qui n’est pas uniquement pierre est cultivé. Ce sont aussi des villes qui se suivent très rapprochées, ce sont les petites maisons japonaises en planches, les unes suspendues sur pilotis au-dessus de l’eau, ces sont surtout les constructions modernes en ciment, les usines de toutes sortes ; les banques de toutes formes, les navires de commerce sillonnent la mer en tous sens. C’est merveilleux, penserez-vous et le Japon est le premier pays du monde ! Il est vrai que pour ce qui est l’œuvre de Dieu, la nature y est fort belle mais pour ce qui l’œuvre de l’homme c’est différent. Moi aussi je songeais autrefois au Grand Japon, je vous le dis déjà il paraît que je me trompais un peu : les anciens m’ont dit depuis que tout est " tapé à l’œillet camelote ". Voulez-vous acheter une bonne bouteille pour fêter le nouveau venu, vous croyez avoir du Champagne ou de la Chartreuse authentiques, surprise désagréable, ce n’est que de l’eau ! Si vous faites de la photo, la première feuille de papier vous donne quelque chose de merveilleux et vous dites : "  Ah ! Ces Japonais, quel magnifique papier ils ont ! " mais les autres feuilles ne vous donneront absolument rien. Et ces écoles ! de grands bâtiments qui déversent des flots d’écoliers, ils ne savent que l’histoire et la langue japonaises, le reste pour eux n’existe pas etc… Mais je suis loin de mon sujet et pour un début, je n’ai pas l’air d’avoir en haute estime mes nouveaux maîtres aussi le plus simple, c’est de revenir tout simplement à nos moutons. Le huit novembre, au matin, le Sphinx arrêtait sa marche. Oh ! Rien d’anormal ; c’est simplement le service médical japonais qui vient voir s’il y a des malades. Tous les passagers et les matelots doivent défiler devant Monsieur le docteur. Puis c’est la police qui veut se rendre compte si tout le monde a ses papiers en règle. Oh ! Les charmants policiers qui vingt fois viendront avec forces courbettes et sourires vous demander d’où vous venez, où vous allez, ce que vous faites etc… Enfin après quelques heures d’arrêt, le Sphinx reprend sa marche et à neuf heures nous sommes au port de Kobé. Il s’agit de débarquer pour mon compte personnel mes onze malles, caisses, valises, ou paquets. Ce n’est pas bien difficile car le procureur à a sa disposition tout ce qu’il faut, mais le plus difficile c’est de tout passer à la douane sans trop payer , il faut ouvrir toutes les caisses, défaire tous les paquets. Heureusement nous avons à faire a d’assez braves gens qui veulent surtout contenter leur curiosité et ne mettent une taxe que sur mon vélo et une caisse de vin. Le reste, et il y en a de toute les couleurs et pour toute la Corée, passe sous le nom assez général d’effets et d’objets personnels. Cesopérations faites, il faut tout remettre en place et expédier en Corée par le train. Pour moi, je suis moins pressé que mes bagages et il est entendu que je passerai au Japon la fin de la journée et toute celle du lendemain. (…)

A Kobé, le Père Bulteau n’a pas encore terminé son voyage. Il lui faudra prendre le train jusqu’à Shimonoseki, puis c’est à nouveau un bateau le conduira à Fusan, port méridional de la Corée. Après cinquante cinq jours de voyage, le Père Bulteau a enfin rejoint sa mission d’où il ne repartira qu’onze ans plus tard. Il fera d’autres voyages par la suite, toujours avec les paquebots des Messageries Maritimes, le Félix Roussel en 1938, la Marseillaise en 1950. Son dernier voyage fut sans retour. Le Père Bulteau, prisonnier des communistes dans une Corée déchirée, mourut d’épuisement dans un camp de concentration au nord de la Corée, le 6 janvier 1951.

Remercions-le de nous avoir laissé un récit superbe de son voyage à bord du Sphinx, permettant à ces grands paquebots de ne pas tomber dans l’oubli.